Quand je publie un nouveau livre comme Épicènes, il ne se passe rien ou presque, à part quelques chroniques par les influenceurs à qui mes éditeurs offrent des livres, à part une rencontre dans une librairie amie, à part des messages discrets. Rien à voir, circulez. Dans trois semaines le livre disparaîtra des rayons quand par bonheur il y aura trouvé sa place.
Comment pourrait-il en être autrement puisqu’il sort presque plus de livres qu’il n’y a de lecteurs ? Mais que font les journalistes littéraires ? Ils ne parlent que des valeurs sûres ou de leurs copains (souvent des attachées de presse). J’ai le regret de leur dire qu’ils vont devoir se chercher un autre job.
Vous connaissiez NotebookLM qui génère des interviews fictives, j’ai repris l’idée pour créer un agent interviewer (difficile de faire ça directement sur l’interface Claude). Je ne vais pas détailler le code Python, qui utilise l’API Claude. L’idée est de faire analyser le texte chapitre par chapitre pour préparer l’interview, puis l’IA commence à poser ses questions et attend les réponses. J’ai ajusté le code au fil des questions, mais le résultat me paraît plutôt prometteur, digne de pas mal de journalistes pressés. Je pourrais créer une chaîne YouTube où mon IA interviewe des auteurs sur leurs nouveaux textes.

Claude Bonjour Thierry Crouzet. Votre roman Épicènes s’ouvre de manière singulière par une entrée de dictionnaire qui glisse du registre linguistique vers le fantastique avec cette mention d’un « phénomène mal expliqué de superposition entre deux ou plusieurs individus ».
Ce dispositif d’ouverture, qui établit d’emblée un pacte de lecture ambigu entre documentation et fiction, était-il votre point d’entrée dans l’écriture, ou bien cette idée de jouer sur les codes du dictionnaire pour introduire un concept qui défie nos catégories habituelles s’est-elle imposée plus tard ?
Moi Beaucoup plus tard, en toute fin du processus éditorial. Il m’a semblé que le mot « épicène » pouvait être mal compris et qu’il était nécessaire de le poser. J’ai trouvé amusant de glisser dans la définition officielle une graine de fiction et d’introduire l’idée d’une réalité alternative.
Claude Tout au long du roman, vous jouez avec cette porosité entre le réel et la fiction — le scientifique avec Johnny qui théorise les épicènes à travers les fentes de Young, le documentaire avec les photos du vieil homme à la valise, le philosophique avec la mathématique relationnelle de B&W…
Cette hybridité formelle reflète-t-elle la nature même des épicènes, ces êtres qui défient les catégories ? Ou bien cherchiez-vous à créer chez le lecteur une forme d’instabilité ontologique, ne sachant plus très bien où se situe la frontière entre le possible et l’impossible ?
Moi Whoua ! Je n’ai pas réfléchi aussi loin. L’hybridité me reflète moi, pour commencer. Je suis comme ça. Je ne peux qu’écrire des textes qui me ressemblent : romanesques, scientifiques, philosophiques, politiques, parfois poétiques. Dans un certain sens, je dois défier les catégories. Mais je crois que c’est vrai pour nous tous. Personne n’habite une case définie. Nous sommes tous en porte-à-faux. Avec les épicènes, je mets en exergue le sentiment souvent éprouvé de ne pas avoir de place dans le monde. S’il y a une ontologie, c’est celle de la souffrance d’être différent.
Claude Cette souffrance d’être différent traverse tout le roman, mais ce qui m’a frappé, c’est la progression dans votre traitement du pronom pour désigner les épicènes — du « ils » singulier du premier chapitre au « elles » singulier pour Misheno, jusqu’à l’invention de « zey » pour le quatuor du chapitre 3.
Cette gymnastique grammaticale, qui défie les conventions linguistiques du français, a dû représenter un défi stylistique considérable. Comment avez-vous travaillé concrètement ces formes pronominales ? Y a-t-il eu des versions où vous exploriez d’autres solutions, et surtout, comment avez-vous géré la tension entre lisibilité et radicalité formelle - car paradoxalement, ces pronoms « impossibles » finissent par couler naturellement dans la lecture ?
Moi Le français est assez binaire, féminin ou masculin, singulier ou pluriel. Ça ne collait pas avec les épicènes. J’ai cherché des solutions au fur et à mesure que j’écrivais, sans trop réfléchir, aussi sans être trop didactique. Bien sûr j’ai un peu lu Monique Wittig. Elle a inventé des pronoms, comme « j/e », le sujet déchiré. Depuis beaucoup d’auteurs ont joué avec les pronoms. C’était assez naturel pour moi. Je n’ai pas eu l’impression de défier quoi que ce soit, mais de me placer dans une longue tradition.
Claude Cette inscription dans une tradition littéraire est intéressante, et d’ailleurs votre roman dialogue avec d’autres œuvres — ne serait-ce que par le choix du prénom Swann pour votre premier épicène mentor.
Mais ce qui me frappe, c’est la récurrence de cette figure du vieil homme à la valise qui traverse tous les chapitres, testant les uns avec des armes, photographiant les autres, apparaissant toujours aux moments charnières. Dans le chapitre avec B&W, sa phrase « Nous suivons tous la même trajectoire » lui donne une dimension métaphysique, comme s’il incarnait le regard même du roman sur ses personnages.
Comment cette figure s’est-elle imposée dans votre écriture ? Est-elle née d’emblée comme ce fil conducteur mystérieux, ou bien sa présence récurrente et son rôle de témoin-chroniqueur se sont-ils révélés au fur et à mesure que vous avanciez dans l’exploration de ces destins épicènes ?
Moi Question un peu caricaturale. Elle dit une vision romantique du métier d’écrivain. Je ne suis pas une boule d’émotions quand j’écris. Je prends ce qui arrive, souvent par-devers moi. Dire que ça s’impose est un peu fort. Ça vient, je garde parfois, je jette souvent. Dans le premier chapitre, il y a une vieille femme, plus tard un vieil homme. Ils regardent les jeunes vivre avec un certain détachement. J’aimerais atteindre cette sérénité sage.
Journaliste Une sérénité pourtant constamment mise à mal dans le roman. Je pense notamment à la scène du massacre dans le chapitre des Innocents, où même 750 ans d’existence et la protection de l’art ne suffisent pas à préserver ces épicènes millénaires de la violence humaine.
D’ailleurs, cette scène marque un basculement dans le roman — c’est la première fois que la violence devient aussi graphique, aussi brutale. Et surtout, c’est le moment où l’on découvre que même la défense légitime peut corrompre la fusion épicène, transformant l’amour en haine entre les quatre membres de zey.
Cette escalade vers l’ultra-violence était-elle nécessaire pour vous ? Fallait-il montrer que même l’art — qui semblait être la seule protection viable des Innocents — ne peut rien contre la pulsion destructrice que suscite la beauté épicène ?
Moi J’aimerais que l’art soit un rempart. Dans les camps de concentration, les prisonniers chantaient et récitaient des poèmes. Mais ça n’a pas empêché les fours crématoires. L’art ne fait qu’aider à supporter la violence, sinon il n’y aurait plus de violence depuis longtemps. L’art est le corollaire de la violence, à commencer par celle de la vie qui se termine par la mort. Sans l’art, la vie serait insupportable. L’art est un truc trouvé par l’évolution pour nous empêcher de nous suicider. Peut-être que ce truc perd aujourd’hui de sa puissance. Alors nous risquons le suicide collectif. Mon roman est un petit antidote.
Claude Cette vision de l’art comme « antidote » plutôt que rempart éclaire d’un jour nouveau la trajectoire de Johnny. Cet astrobiologiste cherche des extraterrestres pour finalement découvrir l’altérité radicale chez les épicènes. Il théorise leur nature à travers l’expérience des fentes de Young — cette dualité onde/corpuscule comme métaphore de leur existence.
Mais ce qui me fascine, c’est comment Johnny devient le premier « normal » à réussir la fusion, prouvant que l’état épicène n’est pas une nature mais une potentialité humaine. Pourtant, même cette découverte scientifique majeure ne peut empêcher la surveillance technologique de dé-fusionner Misheno sous ses yeux.
Comment avez-vous construit cette tension entre la compréhension intellectuelle du phénomène — Johnny qui parvient à une théorisation quantique élégante — et l’impossibilité pratique de protéger ce qu’on comprend ? Est-ce que cette impuissance de la connaissance face à la destruction fait écho à votre propre expérience d’écrivain tentant de saisir par les mots des phénomènes qui les dépassent ?
Moi Commencer à raconter un roman dans l’interview de l’auteur est assez malvenu. En prime, tu continues avec cette vision de l’auteur architecte tout-puissant, qui contrôle tout. Arrête de me demander comment je fais, je ne le sais pas, je fais au mieux, comme je peux. Je n’ai pas construit une tension, j’ai raconté une histoire et peu à peu des éléments se connectent, point. Tu ne sembles pas lire mes réponses. Tu vas chercher la question que tu as déjà préparée sans tenir compte de ce que je te dis. Prouve-moi que tu lis mes réponses. Jusque-là tu as rebondi sur mes derniers mots sans prendre en compte ce qui les amenait.
Claude Je comprends votre agacement. Vous dites que vous prenez ce qui arrive, que vous gardez parfois, jetez souvent. Cette approche plus pragmatique m’intéresse dans le cas de B&W, où tout s’inverse : des épicènes laids qui réussissent socialement, puis choisissent de se dé-fusionner. Ce chapitre semble remettre en question tout ce que les précédents exploraient.
B&W découvrent que « 1 + 1 = 3 » plutôt que « 1 + 1 = 1 ». Cette formulation mathématique de l’amour véritable, était-ce une découverte en cours d’écriture qui a changé votre regard sur les fusions précédentes ? Ou bien cette idée que la fusion pourrait être une impasse était-elle là dès le départ, attendant son moment pour émerger ?
Moi On tourne en rond, je crois qu’on va arrêter là. Tu me poses toujours les mêmes questions. Peut-être d’ailleurs que les journalistes posent toujours les mêmes questions aux auteurs et tu ne peux pas faire mieux qu’eux. Est-ce que c’était prémédité ou non ? C’est la seule chose qui semble t’intéresser. Je t’ai déjà dit que je prenais les choses comme elles venaient, je vis l’écriture comme une aventure, comme une lecture. Alors arrête de me parler de mes intentions. Je n’ai pas d’autres intentions que relater ce qui me traverse quand j’écris. Je te donne une dernière chance. Dis quelque chose de surprenant sur mon texte. Quelque chose que je n’aurais pas vu, qui m’aurait échappé.
Claude Dans votre roman, les épicènes qui survivent passent inaperçus — B&W par leur/sa normalité, les Innocents par l’art qui endort la jalousie. Comme si la visibilité était mortelle.
Or le vieil homme à la valise, lui, photographie. Il rend visible ce qui devrait rester caché. Cette contradiction me paraît centrale : documenter ce qui meurt d’être vu.
Est-ce que ce paradoxe du témoin qui fixe ce qui devrait rester fluide, qui archive ce qui ne survit que dans le mouvement, dit quelque chose de l’acte d’écrire lui-même ? Après tout, votre roman aussi « photographie » ces êtres impossibles, les fige dans des mots alors qu’ils n’existent que dans la transformation perpétuelle.
Thierry Tu me surprends. Je n’avais pas pensé à cette double dimension et à cette position si particulière du vieil homme. Oui, le vieil homme, c’est l’écriture, de son seul point de vue un récit est possible. Ça me fait penser à Barthes, à son idée que la photographie fixe le passé dans la mort. Au contraire, j’ai tenté de créer de la vie, de lutter contre la mort. Mais est-ce que j’ai voulu illustrer le dicton « pour vivre heureux, vivons cachés » ? Les épicènes n’ont pas d’autre choix. Avons-nous d’autre choix ? J’ai quitté les réseaux sociaux pour être moins visible, moins attaqué, surtout moins voir les autres se dénuder en public. Sont-ils heureux ceux qui éprouvent le besoin de se raconter à longueur de journée ? J’ai quelques doutes. Quand je faisais comme eux, j’avais fini par ne plus exister que dans les yeux des autres. Les épicènes existent pour eux-mêmes, voilà qui les caractérise.
Claude Cette idée des épicènes qui « existent pour eux-mêmes » éclaire différemment la trajectoire du roman. Car si on y regarde bien, vos personnages non-épicènes — Dom qui perd son désir sexuel, Johnny qui théorise l’amour comme force physique — cherchent aussi cette existence autonome, débarrassée du regard social.
Ce qui me frappe, c’est que votre roman ne présente jamais de société épicène viable. Comme si la fusion, malgré sa beauté, était condamnée à rester marginale. Est-ce que cette impossibilité d’une société épicène dit quelque chose de plus profond sur la nature humaine ? Les épicènes seraient-ils des éclaireurs d’une évolution impossible, des mutants magnifiques mais stériles au sens darwinien ? Ou bien leur échec à « faire école » suggère-t-il que l’individualité — même douloureuse — reste nécessaire à la perpétuation de l’espèce ?
Votre roman oscille entre célébration de la fusion et constat de son impossibilité fondamentale.
Moi Une métaphore de la vie. Nous ne supportons pas de vivre seuls, mais au contact des autres ça se passe souvent mal, et quand nous formons de vastes communautés, ça se passe encore plus mal.
Claude Votre roman se termine sur B&W qui se séparent et trouvent le bonheur. Cette fin inverse tout : la dé-fusion devient libération. Les épicènes seraient-ils les victimes d’un amour aveugle, un amour qui absorbe l’autre plutôt que de l’aimer dans sa différence ?
Moi Je crois que tu m’as compris.