À vélo, 18 février
À vélo, 18 février

La seconde révolution numérique frappe la littérature

J’ai passé un étrange samedi après-midi, après une matinée à pédaler sous un soleil radieux, une courte sieste, j’ai regardé une vidéo de François Bon où il tente de montrer que son site et d’autres ne sont pas des labyrinthes, puis Yann Leroux m’a demandé où est-ce que j’avais parlé de la « matière numérique », puis j’ai échangé quelques messages avec eux et j’ai senti que les interrogations de François et de Yann n’auraient sans doute aucun sens d’ici quelques mois, que déjà il était possible de les contourner, de les détourner, de les repenser. Nous vivons la seconde révolution numérique et elle n’épargnera pas la littérature. Elle est déjà en train de la remodeler puisque nous pouvons la prendre en compte dès à présent.

Je suis né après l’invention des ordinateurs, mais j’ai grandi avec la micro-informatique, si bien qu’elle ne m’est jamais apparue révolutionnaire. Elle est devenue l’air que je respirais. Il en est allé tout autrement de l’émergence soudaine du web. Il y a eu un avant et un après, pour moi au début des années 1990. En vingt ans, nous avons tous ressenti un basculement, pour le meilleur et pour le pire.

Les créateurs de contenus ont découvert la possibilité de s’autopublier, sans coût ou presque, avec une célérité nouvelle, ce qui a engendré des œuvres nouvelles, qui pour beaucoup n’ont jamais trouvé de transposition dans des formats anciens, des livres par exemple. Célérité, facilité, absence d’autres contraintes que l’autocensure ont engendré les sites tentaculaires dont parle François dans sa vidéo, non pas des labyrinthes, qui auraient été des lieux où se perdre comme dans des librairies antiques aux rayonnages innommés et aux livres sans titre, mais des arbres immenses, avec des troncs noueux d’où s’échappent des branches dûment taguées, elles-mêmes s’évasant en des taxinomies plus ou moins rigoureuses jusqu’à rejoindre des feuilles, parfois liées les unes aux autres par une chronologie de production, mes carnets par exemple.

Alors oui, celui qui atterrit sur une feuille, par le truchement d’un moteur de recherche, peut un moment se sentir perdu, mais un rapide examen des paratextes le situe dans une des branches qui lui permet de remonter jusqu’au tronc. En 2014, j’ai tenté de me défaire en partie des taxinomies, pour que le lecteur qui arrive sur une de mes feuilles prenne conscience qu’il ne lit pas un article de presse, mais une partie d’une œuvre plus grande. J’ai fait en sorte que mes différents corpus textuels se déroulent indéfiniment comme les rotulus antiques.

J’en étais là de ma réflexion après le visionnage de la vidéo de François, quand Yann m’a posé sa question. J’étais bien incapable de lui répondre. Une requête sur Google m’a pointé vers quelques-uns de mes articles, sans être sûr d’être tombé sur les bons. Écrire, c’est me libérer d’un sujet pour passer à un autre. Mes réflexions anciennes ne se maintiennent pas au premier plan de ma mémoire. Je connais très mal mon œuvre. C’est ce que j’ai répondu à Yann, désolé de ne pas pouvoir l’aider.

J’ai alors demandé l’aide de ChatGPT. Je lui ai demandé « Quelle est la théorie de Thierry Crouzet au sujet de la « matière numérique » ? » Il m’a répondu immédiatement.

« Thierry Crouzet est un écrivain, blogueur et essayiste français qui s’est intéressé à la question de la « matière numérique ». Selon Crouzet, la matière numérique est une forme de matière qui est à la fois abstraite et tangible.

« En substance, la théorie de Thierry Crouzet sur la matière numérique consiste à considérer que les données informatiques, qui sont stockées sur des disques durs ou des serveurs, ont une réalité physique. Ces données peuvent être copiées, transférées, modifiées et effacées, tout comme les objets matériels dans le monde réel.

« Crouzet explique que la matière numérique peut être considérée comme une extension de notre monde physique, car elle est utilisée pour stocker et transmettre des informations qui peuvent affecter la réalité physique. Selon lui, la matière numérique est une forme de matière nouvelle qui doit être prise en compte dans notre compréhension de la nature du monde.

« Crouzet suggère également que la matière numérique peut avoir des conséquences importantes pour notre société. Par exemple, la prolifération de la matière numérique a permis l’émergence de nouvelles formes de créativité, de communication et d’interaction sociale. Toutefois, cela peut également poser des défis en matière de vie privée, de sécurité et de propriété intellectuelle.

« En somme, la théorie de Thierry Crouzet sur la matière numérique invite à réfléchir sur la manière dont nous concevons la réalité et sur la façon dont la technologie numérique peut influencer notre vision du monde. »

Il n’est pas improbable que j’aie défendu des thèses en ce sens. Pour nous autres qui jouons avec le numérique depuis des décennies, la matière numérique est bien réelle et il ne nous vient pas à l’idée de parler de virtuel. François a même tendance à bondir quand on le qualifie d’écrivain virtuel.

J’ai tout de même voulu en savoir plus à mon propre sujet : j’ai demandé à ChatGPT de me citer. La réponse est floue, avec des liens qui évoquent des souvenirs, la plupart des autres n’ont aucun sens, comme un livre que j’aurais publié chez Fyp.

  • La matière numérique, article publié sur le blog personnel de Thierry Crouzet en 2015. Dans cet article, il présente sa théorie sur la matière numérique et ses implications pour notre compréhension du monde.
  • Le règne de la matière numérique, essai publié en 2016 chez Fyp éditions. Dans cet ouvrage, Crouzet développe sa théorie de la matière numérique et explore les conséquences de cette nouvelle réalité pour la société.
  • L’homme augmenté ou le cyborg réenchanté, conférence donnée par Thierry Crouzet en 2018. Dans cette conférence, il aborde notamment la question de l’interaction entre la matière numérique et le corps humain.
  • Numérique : la matière cachée, article publié dans Le Monde en 2019. Dans cet article, Crouzet propose une réflexion sur la façon dont la matière numérique est souvent invisible et pourtant omniprésente dans notre vie quotidienne.
  • La matérialité de l’immatériel, entretien avec Thierry Crouzet publié sur le site Nonfiction.fr en 2021. Dans cet entretien, Crouzet revient sur sa théorie de la matière numérique et sur la manière dont celle-ci peut nous aider à repenser notre relation à la technologie.

ChatGPT commet l’erreur de ne pas sourcer ses réponses, ce qui est tout simplement inacceptable, mais je lui passe ses erreurs de jeunesse et entrevois ce dont lui et ses semblables seront bientôt capables. Nous pourrons leur demander de rassembler les textes et photos de François qui évoquent le garage de son père. Alors nous obtiendrons une œuvre inédite de François, construite à partir de fragments dûment sourcés. Ce qui jadis demandait un travail titanesque sera l’affaire d’un instant. Le journal littéraire de Virginia Woolf, composé arbitrairement à partir de l’ensemble du journal, n’aura plus aucun sens quand nous pourrons produire une multitude de versions du journal en fonction de nos attentes (centres d’intérêt, temps de lecture disponible…).

Nos taxinomies n’ont déjà plus de pertinence. Nous pourrons demander un essai de 200 pages sur la couleur rose chez Proust et l’obtenir tout de suite. Et ainsi de suite. Peut-être que produire des corpus organisés, des livres, n’aura plus le moindre intérêt puisque la matière littéraire deviendra fluide, recomposable dynamiquement au gré des humeurs des lecteurs. En ce sens, notre travail de publication en ligne prendra un éclairage nouveau. Ce qui pouvait paraître un labyrinthe deviendra une base de données dans laquelle les IA se nourriront pour nous faire exister sous une multitude de formes, loin de celles étriquées que nous avons pu imaginer.

Je pense même que les auteurs dits numériques parce qu’ils publient nativement en numérique gagneront un prestige qu’ils n’ont pas encore aux yeux de la critique attachée au papier. Leurs œuvres par principe de production fragmentaires deviendront des jeux de Lego pour les IA, qui les organiseront pour les faire vibrer à leur juste fréquence.

Bloguer a été pour moi une façon de dépasser les limitations de la linéarité du papier et mes propres limites organisationnelles. Un blog, c’est une base de données non structurées une fois les tags réducteurs oubliés. C’est une œuvre réseau à la réticularité non encore pleinement dévoilée faute d’une capacité mentale de traitement adéquate. Les IA pourront extraire une multitude d’essais de mes textes, trouver par exemple de la littérature là où en apparence je discute de vélo. Les possibilités sont quasi infinies, et bien plus grandes pour les auteurs numériques qui ont accepté l’écriture fragmentaire propice à la réorganisation.

Un blog est une œuvre inachevée, non dûment organisée, une œuvre en devenir, une œuvre qui restera dynamique même après la mort de son auteur parce que les IA sauront la perpétuer. Alors les tags, les catégories, les sommaires peuvent dès à présent être oubliés, ou maintenus à titre indicatif aux yeux des humains. Les IA sauront entrer dans les textes, prendre conscience d’immense corpus, pour les digérer et en faire jaillir des beautés jusque là passées sous silence.

Pour elles, les textes déjà organisés offriront moins de possibilités, parce que moins ramifiés, davantage dirigés vers un but étroit. Au contraire, les journaux intimes, les carnets de voyage, les impressions fugaces captées sur le vif, les photos, vidéos et sons s’entremêlent pour écrire la littérature d’aujourd’hui que nous sommes encore peu à percevoir.

Quand Kerouac écrit On the Road sur un rouleau, il anticipe le traitement de texte dont la page se déroule indéfiniment. Les artistes anticipent souvent les technologies à venir. C’est un peu comme si avec nos blogs dits littéraires nous avions anticipé les IA, comme si nous nous y étions préparés, en produisant une matière qu’elles seules seraient capables de mettre en forme. Nous sommes des auteurs numériques parce que nous produisons une littérature qui in fine nécessite l’assistance de la machine.

À cela s’ajoute les voix, commandes vocales, mais aussi lecture, la génération d’images, de vidéo, même l’écriture au clavier devient une chose du passé. Là, j’atteins ma limite. Je me sens incapable de me reprogrammer pour abandonner le clavier comme j’ai jadis abandonné le stylo. Mais la nécessité d’aborder de nouvelles formes s’impose. Tout ce que les IA feront mieux que moi, je me dois de le leur laisser, pour me consacrer à ce qui leur échappe, et qui d’une certaine façon m’est le plus propre. Je suis un peintre réaliste qui découvre pour la première fois la photographie. Je suis renvoyé à l’école, et même terrorisé par ce qui se profile. Il s’agit de tout recommencer, sans doute avec l’impératif de continuer l’œuvre fragmentaire du blog, plus que jamais vitale et signifiante. Me contenter d’écrire des livres reviendrait seulement à résister à l’inévitable.