Que des bikepackers payent pour suivre des traces qu’ils pourraient suivre gratuitement une semaine plus tôt ou plus tard, c’est leur responsabilité. En revanche, je m’inquiète de la monétisation des chemins, qui pourrait pousser les propriétaires terriens à exiger à leur tour d’être rétribués, ce qui transformerait bientôt la moindre randonnée en enfer.

L’histoire des ressources publiques qui se privatisent est un grand classique. Souvent, le processus commence insidieusement, puis il finit par s’officialiser. C’est le cas pour de nombreuses plages, par exemple. Ou pour l’eau potable, gratuite durant des millénaires et peu à peu privatisée. L’air pur aussi, d’une certaine façon, puisqu’on nous vend des vacances à la montagne ou à la mer pour échapper aux miasmes des villes. Je pourrais évoquer les autoroutes privatisées, les données personnelles privatisées, les codes informatiques privatisés, les jeux d’argent privatisés, les stades privatisés, les aéroports, les ports… ou des tentatives de privatisation : certaines recettes de cuisine, certaines formules pharmaceutiques, certains mots…

Je ne suis pas contre la propriété privée, mais contre son extension à tous les champs de l’existence. Privatiser est une source de revenus faciles. Un cas classique datant du moyen-âge : placer des octrois à l’entrée des villes, donc en privatisant leurs rues et leurs places de marché. S’accaparer ce qui appartient à d’autres ou à tous est une forme de prédation sociale. Il existe d’autres manières de gagner sa vie, plus créatives, plus partageuses, plus tournées vers les autres, qui aspirent à leur donner plutôt qu’à leur prendre.

Il est vrai que le capitalisme s’est construit sur la privatisation : privatisation des terres colonisées, privatisation des vies avec l’esclavage, privatisation des ressources avec la main basse sur les sous-sols, privatisation de l’information désormais. Heureusement, il existe des capitalistes créateurs. Je ne suis pas un anticapitaliste, je ne suis ni contre le profit ni contre la croissance. Je combats la machine qui réduit l’espace public. Quand je la vois à l’œuvre dans le monde du bikepacking, même à une échelle ridiculement artisanale, je suis sur mes gardes. Je ne peux pas me contenter du « qu’ils payent s’ils le veulent », parce que payer ce qui a toujours été gratuit a nécessairement des conséquences. Et que les organisateurs d’évènements payants n’en aient pas conscience ne change rien au problème. Les esclavagistes n’avaient vraisemblablement aucune mauvaise conscience.

Bien sûr, mon raisonnement ne tient que si une ressource aujourd’hui publique risque de basculer dans la sphère privée. Il s’agit des chemins, et d’une écriture abstraite au-dessus d’eux, la trace qui peut les relier en un parcours plus vaste, une narration où se joue le bikepacking. Toute personne qui n’envisage pas le risque que j’évoque ne peut que rester étrangère à mon point de vue et à mes préoccupations.

Je vais tenter une fois encore de m’expliquer (et pourquoi pas aboutir à une incohérence qui ruinerait ma position). J’aimerais me tromper sur tout, ça serait si simple si chacun pouvait faire ce qu’il voulait sans que cela ait la moindre conséquence collective. Peu avant sa mort, Bruno Latour a déclaré : « Le contraste entre le calme avec lequel nous continuons à vivre tranquillement et ce qui nous arrive est vertigineux. » La liberté individuelle a malheureusement des limites, et parce que je ne veux pas qu’elle se restreigne, je souhaite qu’il nous reste assez d’espaces publics pour nous épanouir.

Du sol à la trace
Du sol à la trace

Le sol

Il est public ou privé. Ce point n’est pas à remettre en cause. En France, les villes occupent 22 % du territoire et nos aventures bikepacking se jouent pour l’essentiel dans les 78 % restant. Plus de 70 % des espaces hors asphaltes sont privés en France.

Les chemins

À VTT ou gravel, nous roulons tantôt sur des chemins publics, tantôt privés, sans le savoir le plus souvent. À l’exclusion des chemins interdits, ils forment le réseau accessible. Lors d’évènements locaux, les clubs négocient souvent des droits de passage sur des chemins habituellement interdits. À ma connaissance, ce genre de transaction n’existe pas pour les évènements longue distance. Et même si cela se produit, c’est à mon avis très ponctuel, limité à des sections qui ne représentent presque rien par rapport à l’ensemble d’un parcours.

Les représentations

Il faut différencier le réseau accessible des chemins eux-mêmes, considérés matériellement. Il se produit une rupture ontologique. Le réseau accessible n’est pas le territoire. Il appartient au domaine public (le public peut y accéder indépendamment de la nature publique ou privée des sols), d’ailleurs il est cartographié, notamment par des institutions publiques, photographié par satellite, toutes ces informations sont partagées en open source.

Les traces

Quand nous roulons au quotidien autour de chez nous, nous renforçons certains chemins du réseau accessible, en révélons même qui n’apparaissent pas encore sur les cartes, mais que les représentations de type heatmap rendent de manière exhaustive, si bien qu’il n’existe pratiquement plus aujourd’hui de chemins secrets. Nos traces superposées révèlent la topologie du réseau accessible, œuvre de génération de marcheurs et de cyclistes. Ces traces sont elles-mêmes publiées librement, volontairement diffusées. Impossible de ne pas les considérer comme appartenant au domaine public.

Les narrations

Il s’agit de coudre les traces du domaine public pour en faire de plus grandes histoires. Ces histoires appartiennent-elles au domaine public ? C’est une question ouverte. Les libristes se battent pour une transitivité des licences : si j’utilise des codes libres, le code résultant doit rester libre. Il s’agit d’une posture politique que je partage, pour la simple raison que la posture inverse implique une cascade de réciproques. Si une histoire privatisée met en œuvre des traces publiques A, B et C, alors les auteurs des traces A, B et C peuvent se sentir lésés, et eux-mêmes exiger la privatisation et ainsi de suite jusqu’à ce que les propriétaires s’interrogent. On pourrait aboutir à un étranglement du domaine public que personne ne souhaite.

Je ne dis pas qu’un tel mécanisme est à l’œuvre à cause des évènements bikepacking payants, même si j’entends souvent des traceurs se plaindre de s’être fait piller leur trace, mais il faut bien voir que ce mécanisme est sous-jacent de catastrophes qui nous touchent tous et gangrènent l’espace public. Voilà pourquoi je milite pour que les traces, mêmes celles forts longues et forts bien cousues, restent en open source. Cela n’empêche en rien de créer sur ces traces des évènements payants, mais dans ce cas on ne paye pas la trace, mais l’organisation autour de la trace. C’est une nuance fondamentale. De même, des informaticiens vendent des services autour des logiciels libres qu’ils distribuent gratuitement. Il ne s’agit pas d’empêcher le business ni l’activité commerciale, mais de préserver les biens communs.

Le problème de la réciprocité se pose moins avec les épreuves sur asphalte, car elles se jouent totalement dans le domaine public et qu’aucun propriétaire ne pourrait être tenté d’exiger une rétribution. Le problème est bien plus sensible hors asphalte, où d’ailleurs de plus en plus de propriétaires déposent des panneaux interdiction.

Et tes livres ?

Quand je défends ces positions, qui je le répète sont politiques et donc discutables, on en vient souvent à me reprocher de vendre des livres, qui plus est sur Amazon. N’ai-je pas dit que je n’étais pas anticapitaliste ? Cela ne m’empêche pas de diffuser mon blog et certains de mes livres sous licence libre. Mais mon cas particulier n’a aucune importance.

Cas des textes
Cas des textes

Si les lettres et les mots appartiennent au domaine public, si encore quelques phrases lui appartiennent, on trouve beaucoup moins de paragraphes, et pratiquement plus de narrations complètes versées dans le domaine public, du moins avant la mort des auteurs. Un auteur utilise une ressource publique pour créer des combinaisons uniques. Il crée quelque chose qui ne se superpose à rien de connu (sinon c’est un plagiat). Il ajoute au monde et il est légitime qu’il monétise son œuvre.

Maintenant, un auteur qui prendrait un chapitre de Proust, un autre de Flaubert et un dernier de Stendhal et les assemblerait serait-il encore un auteur ? Je crois que oui. Comme certains musiciens qui remixent des morceaux, il pourrait fabriquer quelque chose de neuf, mais cette œuvre se superposerait à des œuvres existantes et ne pourrait avoir un statut juridique différent du leur, et de fait appartiendrait au domaine public.

Quand je trace le 727, ma trace résultante, bien qu’originale, se superpose intégralement à d’autres traces du domaine public, elle est donc du domaine public par transitivité. J’en suis l’auteur de plein droit, je peux bien sûr faire du business autour, mais je ne peux la soustraire au domaine public. Je n’ai donc rien contre les évènements payant, et tant mieux pour les organisateurs si des bikepackers payent le prix fort, mais je milite pour que les traces restent ouvertes à ceux qui voudraient les suivre en Indivual Time Trial.