Le voyage appelle le voyage. En juillet 2021, alors que je montais à Paris depuis Sète pour redescendre en intercité vers Avallon avant d’attaquer la GTMC, je me suis dit que cette dernière étape ferroviaire n’avait aucun sens. Je me suis promis en 2022 de partir directement de Paris pour un périple qui me ramènerait chez moi. J’ai vite constaté qu’il n’existait aucune trace VTT filant vers la Méditerranée depuis la capitale et j’ai passé des dizaines d’heures, sans doute pas loin de deux cents, à en créer une, avec la peur que le passage de la théorie à la pratique soit pour le moins hasardeux, surtout dans les régions où les traces en partage sont rares, voire inexistantes.

Trace mise à jour après le voyage et infos diverses…

Trace du P27
Trace du P27

Lundi 4 juillet

En gare de Sète, les contrôleurs sont généralement peu regardants et je prends le risque d’embarquer dans le TGV sans la housse SNCF réglementaire, parce que je me vois mal la trimballer durant près de 1 200 km. Mais pas de chance, je tombe sur une contrôleuse acariâtre. Elle me fait comprendre que je contreviens au règlement et qu’elle peut m’expulser à tout moment. « Impossible de rester en bas avec le vélo. » J’ai beau expliquer que mon siège se situe en bas, elle m’ordonne de grimper à l’étage. « Votre emballage cellophane n’est pas conforme. » J’ai démonté la roue avant et emballé le vélo de façon que la roue arrière puisse tourner, ce qui transforme mon équipage en brouette de fortune.

J’avais choisi un billet de première, parce qu’en bas des wagons j’ai l’habitude de glisser mon vélo derrière les derniers sièges, mais cet espace a disparu dans mon train, sans doute à cause de contraintes budgétaires. À l’étage, je démonte la roue arrière, pour que le vélo se glisse devant le rack à bagages. « Pourquoi vous restez là ? » me demande un peu plus tard la contrôleuse. Je lui explique que, la veille, deux cyclistes engagés sur le Love Tour se sont fait voler leur vélo dans leur train. En prime, à la moindre embardée, mon VTT bascule et verse dans le couloir. Je reste pas loin de quatre heures à me contorsionner quand des passagers vont au bar, rien de tel pour me rappeler que je me remets avec difficulté d’une grosse chute trois semaines plus tôt. Mon dos reste endolori et une de mes côtes n’est pas tout à fait ressoudée.

Après Valence et notre dernière escale, la contrôleuse se détend et, peut-être parce qu’elle finit par s’habituer à ma présence dans le couloir, elle discute avec moi. Je lui explique que les consignes SNCF pour le transport des vélos sont inadaptées aux voyageurs qui comme moi quittent la gare à vélo et n’y reviendront pas récupérer leur housse. J’imagine alors que la SNCF pourrait proposer un service de location de housses en gare. Elles seraient même munies de sangles pour les cadenasser aux racks, ce qui éviterait aux vélos de basculer et compliquerait la tâche des voleurs. Je suggère à la contrôleuse de faire remonter l’idée à sa direction, mais elle me fait comprendre, non sans tristesse, que sa voix ne porte guère.

Un grand ciel bleu m’accueille à Paris, ainsi que mes trois premiers compagnons de route. Logane, un habitué des 727, ne sera avec nous que quelques jours. Baptiste nous escortera jusqu’au soir. Marc, lui, a prévu d’effectuer l’intégralité du périple. Nous ne nous connaissons pas, sinon par Whatsapp interposé. Je suis surpris de le voir clope au bec, pas moins que de constater à quel point son vélo semble surchargé. Après un kebab chez mon Turc favori gare de Lyon, nous nous translatons à Austerlitz, où nous récupérons Jacques, un autre habitué des 727. Nous appareillons à 14h.

De piste cyclable en piste cyclable, nous rejoignons le périphérique porte de Vanves où nous attend Jean-Marc, qui lui nous accompagnera jusqu’au lendemain soir. À partir de ce moment, nous ne croisons plus de voiture et très vite nous retrouvons dans des parcs, puis des forêts et des singles. Nous en sommes tous étonnés, même les locaux. Ma technique de traçage fait des miracles. J’en suis moi-même surpris et, encore une fois, constate que le GPS révolutionne le vélo, surtout en rendant possible le voyage à VTT, loin de l’asphalte, nous révélant des passages improbables, souvent invisibles de prime abord. Nous sommes quelque peu éberlués, par exemple, quand, entre deux maisons, nous nous faufilons vers un chemin rigolo. Je suis survolté, tout comme Jacques qui anticipe le périple avec moi depuis des semaines. Nous y sommes, nous nous apprêtons de traverser a France en suivant une voie VTT inédite.

À la jonction des Hauts-de-Seine et de l’Essonne, dès les premiers coups de culs dans le bois de Verrière, Marc souffre avec son tank et crache ses poumons de fumeurs. Nous roulons tranquillement pourtant et comprenons qu’il ne nous suivra pas longtemps. Après une quarantaine de kilomètres, nous nous arrêtons devant la gare RER de Saint-Rémy-lès-Chevreuse pour boire un verre dans un bouge, où les toilettes empestent la pisse et où la musique nous empêche de parler. Baptiste nous quitte déjà, non sans nous avoir parlé de sa passion pour la fabrication de cadres artisanaux dont il apprend les arcanes sous l’égide de Daniel Hanart, maître cadreur depuis plus de quarante ans.

Nous entrons dans le parc Naturel régional de la Haute vallée de Chevreuse, montant, descendant sans cesse, suivant notamment un aussi interminable que magnifique single qui nous amène à Auffargis, puis au Perray où nous nous ravitaillons, avant de bivouaquer dans la forêt de Rambouillet. Marc nous rejoint alors que nous sommes déjà prêts à nous coucher. Mon dos grince encore un peu, mais je réussis désormais à me mettre en danseuse. Je suis en bonne voie de guérison et la souplesse des chemins n’est pas pour me déplaire.

En cette première demi-journée, nous avons parcouru 69 km, escaladé 841 m, non la région parisienne n’est pas plate.

Mardi 5 juillet

Nuit tranquille sous les conifères, fraîcheur matinale, 9° à nos GPS. Nous quittons la forêt de Rambouillet, non sans enchaîner quelques pentes exigeantes. Marc nous demande de ne pas l’attendre. Nous quittons les Yvelines pour l’Eure-et-Loir, filant vers Villiers-le-Morhier où nous nous ravitaillons, puis rejoignons la luxuriante vallée de l’Eure, bucolique à l’approche de Maintenon. La trace enchaîne des singles, quelques chemins herbeux, lèche des champs de blé, mais vite bascule sous le couvert des arbres. Nous roulons avec plaisir jusqu’à Chartres où sous les coups de 13h nous déjeunons face à la cathédrale.

Après Chartres, les singles se font plus rares, mais nous empruntons le plus clair du temps des chemins agréables. Sur les rares routes communales, nous ne croisons guère de voiture. Logane crève. Par erreur, il a monté des Maxxis Ikon en papier mâché et non des EXO aux flancs renforcés. Nous nous demandons encore pour quel genre de terrain ces pneus ultralégers ont été imaginés quand nous débouchons sur le boulodrome de Thivars, où les pétanqueurs nous accueillent à bras ouverts. Ils nous payent à boire, le maire arrive avec son Harley et nous serre la paluche. Nous repartons sous les applaudissements et les encouragements. Moment mémorable qui nous arrache de grands sourires.

Nous longeons des cours d’eau, des lacs, nous arrêtons à Courville-sur-Eure pour nous ravitailler, puis, à Saint-Éliph, Jean-Marc nous quitte et s’en va récupérer un train direction Paris à la hauteur de La Loupe. Nous ne sommes plus que trois et entrons dans le Perche, qui porte bien son nom, car après la plaine vallonnée de la Beauce, nous grimpons des raidillons meurtriers. Il se fait tard et nous accélérons pour arriver à Nogent-le-Rotrou avant la fermeture du dernier restaurant. Nous bivouaquons peu après la sortie de la ville, à l’entrée d’un champ de blé.

Nous avons parcouru 150 km, escaladé 1 200 m.

Après le premier bivouac
Après le premier bivouac
Vallée de l'Eure
Vallée de l'Eure
Vallée de l'Eure
Vallée de l'Eure
Vallée de l'Eure
Vallée de l'Eure
Chartres
Chartres
Chartres
Chartres
Chartres
Chartres
Beauce
Beauce
Beauce
Beauce
Beauce
Beauce
Perche
Perche

Mercredi 6 juillet

Au petit matin, l’humidité a détrempé nos bivy, ce qui me donne l’idée de demander à Lucy Rusjan de me créer un tarp miniature et ultra léger en Dyneema pour la saison estivale. Autour de nous, des champs de blé à perte de vue. Nous les quittons que pour traverser des secteurs forestiers, avant d’à nouveau nous enfoncer dans les zones céréalières, où les moissonneuses rugissent, soulevant des nuages de poussière. Une légère brise ondule les épis et des vagues parcourent cette mer sous nos yeux éberlués. Logane originaire des environs est moins dépaysé que Jacques et moi : nous nous surprenons à apprécier cette région qu’a priori nous pensions ennuyeuse. La France est belle en ce début juillet, sans doute le moment parfait pour notre périple, qui serait moins joyeux avec des terrains plus lourds et des champs de terre retournée.

Nous nous ravitaillons à Authon-du-Perche, en profitons pour faire sécher notre matos de camping sous un soleil généreux pendant que nous bavassons en terrasse. Après une brève incursion dans la Sarthe, nous plongeons droit vers le sud à travers le Loir-et-Cher. Nous réussissons à nous faire servir une salade dans la charmante petite ville agricole de Mondoubleau après la fin du service au café de la Paix. Nous parlons avec les clients et la patronne. Là comme ailleurs, tout le monde est curieux de notre périple. Nous ressentons un besoin général d’échappatoire, même chez ceux qui ne rêvent pas de traverser la France à vélo. Nous avons la sensation d’être à notre place, sur un rythme, qui ne nous laisse pas le temps de visiter les monuments historiques ou les musées, mais qui nous donne l’occasion de nous pénétrer des atmosphères locales et de savourer leur lente altération en même temps que les paysages se transforment kilomètre après kilomètre.

Certes, nous pédalons plus que nous ne voyageons, mais il nous reste assez d’énergie pour discuter avec tous les gens que nous rencontrons. Nous procédons à une vue en coupe de la France, sentiment grisant de radiographier le pays, et de mettre bout à bout des images jusqu’alors disparates et sans lien entre elles. Si nous allions plus vite, si nous étions en course, nous n’aurions pas ce loisir esthétique. Nous savons déjà qu’il nous faudra procéder à d’autres coupes interrégionales, car il suffit d’un décalage de quelques dizaines de kilomètres pour découvrir un autre monde et raconter une autre histoire.

Comme Logane ne cesse de crever, nous avons l’idée de commander une paire de pneus EXO sur Amazon et de nous la faire livrer le lendemain dans un point dépôt sur notre route. Voilà une stratégie dont nous nous rappellerons pour nos prochains voyages. Dans nos contrées, il est désormais inutile de se surcharger de matériel potentiellement utile, puisqu’il peut plus ou moins n’importe où venir à nous en moins de 24h. L’expérience de Marc, son erreur de surcharger sa bécane, nous a montré une fois de plus que la légèreté est essentielle quand on voyage à VTT.

Nous suivons un moment le cours de La Brenne, empruntons une ancienne voie ferrée, retrouvons des champs, avant d’atterrir au camping de Château-Renault, où une bonne douche et un lessivage de dos affaires ne nous fait pas de mal. Je tente autant que possible de faire abstraction de la nationale qui passe non loin, et me demande à quoi pensent les urbanistes qui construisent des campings près de zones aussi bruyantes. D’une manière générale, je préfère le camping sauvage, toujours plus calme, mais nous devons de temps à autre nous plier à quelques haltes sanitaires.

Nous avons parcouru 117 km, escaladé près de 1 400 m.

Entre forêts et champs
Entre forêts et champs
Entre forêts et champs
Entre forêts et champs
Entre forêts et champs
Entre forêts et champs
Entre forêts et champs
Entre forêts et champs
Entre forêts et champs
Entre forêts et champs
Entre forêts et champs
Entre forêts et champs
Entre forêts et champs
Entre forêts et champs
Entre forêts et champs
Entre forêts et champs
Entre forêts et champs
Entre forêts et champs

Jeudi 7 juillet

Bonne nuit malgré la circulation. Nous commençons par découvrir que la boulangerie est fermée, mais la patronne du bar Saint-Michel, à la terrasse idéalement orientée au soleil matinal sur la place centrale, nous suggère de visiter la boucherie-charcuterie où on nous prépare de magnifiques sandwiches. Je n’ai pas vu une telle surabondance de bidoche et de plats cuisinés depuis longtemps. Une opulence gargantuesque, presque dérangeante, car les images de La grande Bouffe s’imposent à moi.

Le départ se joue dans une vallée verdoyante, aménagée en jardin public aux pieds de cette ville étagée, puis un long chemin ombragé en lisière des champs. La plaine attendue durant la traversée de l’Indre-et-Loire ne cesse de nous casser les pattes jusqu’à notre arrivée à Amboise, sous un ciel craquelé, qui nous change de la pureté des jours passés, et de celle annoncée pour les jours à venir. Dès l’entrée dans la ville royale où repose Léonard de Vinci, nous nous retrouvons parmi une nuée de touristes, phénomène qui jusqu’alors nous avait épargnés. La France est si belle depuis le départ que l’entassement de nos semblables en un point particulier nous apparaît singulier, révélant un trouble certain du comportement, un grégarisme maladif, qui frappe bien d’autres espèces, notamment les mouches bleues, ce qui démontre que nous ne nous sommes guère élevés dans l’évolution.

Je pense aux évènements bikepacking où des cyclistes se pressent par dizaines, voire centaines, payent leur ticket d’entrée comme d’autres leur voyage organisé dans les châteaux de la Loire, sans doute par peur de partir seul ou comme nous entre amis de circonstance, ou alors qui partent dans un esprit compétitif délétère, puisqu’en nos temps troublés nous n’avons pas besoin de compétition, mais de coopération. Alors notre périple de Paris à la Méditerranée peut être lu comme la démonstration d’une autre possibilité du voyage à vélo. Nous tentons de nous dépasser, non en particulier dans la dimension sportive, mais dans tous les champs accessibles à l’expérience humaine qu’ils soient esthétiques, sociaux ou même politiques, envisageant le bikepacking comme une expérience totale.

Nous entrons dans une vaste forêt trouée de pistes rectilignes, où nous ne pouvons qu’imaginer des véneries bruyantes, et presque insidieusement plongeons sur le château de Chenonceau. Un policier nous sermonne parce que nous sommes approchés trop près des grilles du château. Nous lui expliquons que nous ne faisons que jeter un œil, car pas question de laisser nos vélos dehors sans surveillance. Il nous jure qu’il n’y a pas de voleur à Chenonceau. Nous éclatons de rire et nous dirigeons vers une boulangerie pour nous ravitailler.

Pendant que Logane s’en va récupérer ses nouveaux pneus, nous nous installons sur la rive sud du Cher, face au château, où je me paye une petite sieste. Nous reprenons ensuite notre progression, rejoignant une nouvelle région agraire, où nous voyons poindre les premiers champs de tournesol. À l’approche du soir, nous ne trouvons pas de point de ravitaillement et finissons par nous coucher dans un chemin herbeux entre deux champs de blé. Au loin des chiens hurlent, ce qui a le don d’agacer Jacques, qui n’apprécie pas la gent canine, au comportement caricatural dès que nos roues approchent.

Nous avons parcouru 120 km, escaladé près de 1 300 m.

Dans les champs
Dans les champs
Amboise
Amboise
Amboise
Amboise
Forêt d'Amboise
Forêt d'Amboise
Chenonceau
Chenonceau
Chenonceau
Chenonceau
Chenonceau
Chenonceau
Montrésor
Montrésor
Montrésor
Montrésor
Dans les champs
Dans les champs
Dans les champs
Dans les champs
Dans les champs
Dans les champs
Dans les champs
Dans les champs
Dans les champs
Dans les champs
Dans les champs
Dans les champs
Dans les champs
Dans les champs

Vendredi 8 juillet

Réveil humidifié par la rosée comme nous nous y attendions. Peu après le départ, Logane nous quitte pour rejoindre la gare de Châteauroux. Nous voilà en duo, Jacques et moi. Nous croisons quelques étangs, preuve que nous approchons de la Brenne, puis arrivons dans la maussade petite ville de Mézière-en-Brenne, avant d’entrer dans un paysage troué de plans d’eau, où nichent des canards qui s’envolent à notre approche.

Coin bucolique, d’un calme revigorant. Une atmosphère de paix, la nature en attente et nous même l’esprit rêveur. Nous zigzaguons de chemins en minuscules routes. Quand nous apercevons des promeneurs, l’asphalte n’est jamais loin. Et toujours pas de cyclistes. Depuis notre départ, nous ne croisons aucun vélo, même quand nous empruntons des chemins officiellement balisés VTT.

À la sortie des étangs, une chaîne barre un chemin avec un panneau propriété privée. Premier bug sérieux sur ma trace. Nous préférons faire demi-tour que tenter le diable et nous gagnons Saint-Gaultier par un bout de droit inintéressant sur une départementale, avant d’effectuer les derniers kilomètres sur une ancienne voie de chemin de fer aménagée en piste cyclable. Nous débouchons aux pieds de la ville, dont les terrasses surplombent la Creuse. Un gros coup de cœur devant cet empilement parfaitement agencé de toitures tuile et ardoise. Nous déjeunons sur la place du marché, alors que les commerçants ambulants rangent leurs tréteaux.

Nous nous attardons sur un coin de pelouse pour faire sécher nos sacs de couchage et bivy pendant que nous sommeillons. Nous reprenons l’ancienne voie ferrée jusqu’à Argenton-sur-Creuse, gros bourg animé, puis nous élevons au-dessus de la rivière alors que le pays devient plus montagneux. Merveilleux point de vue sur la vallée de Dampierre, village où habitait George Sand, mais accueil guindé et déplorable en terrasse de l’unique hôtel-restaurant. Sans doute ne paraissons-nous pas assez chics. Quand Jacques demande un panaché, la serveuse fait « Un quoi ? » Il aurait dû commander un thé, peut-être. Pour ma part, je commande un gâteau, qui sort tout droit du congélateur, et dont la serveuse a l’audace de me demander si je l’ai apprécié. La beauté du village, sa célébrité littéraire, doit attirer les couillons. Je pense à Flaubert venu rendre visite à George Sand, et je me dis qu’ils ont suivi les mêmes chemins que nous, Flaubert un peu lourd, sans doute essoufflé dans les montées, le teint rouge maladif sous sa moustache en corne de bœuf.

Nous ne nous formalisons pas de la réception déplorable de la serveuse. Elle est l’anomalie qui confirme une règle jusqu’alors rassurante : nous n’avons cessé de rencontrer des gens curieux et accueillants. Nous repartons à leur rencontre, par un superbe single en surplomb de la Creuse. Nous affrontons nos premiers secteurs réellement techniques et physiques depuis le départ. Parfois nous poussons, mettons pieds à terre, mais souvent enchaînons de magnifiques portions, surtout après le Barrage d’Éguzon qui forme un lac avec un air de station balnéaire. Nous poursuivons en surplomb de la Creuse jusqu’à grimper au village de Crozant, où nous nous installons au camping municipal, à la frontière du département de la Creuse.

Pendant que Jacques s’en va dîner au restaurant voisin, je discute avec un cyclotouriste débutant, parti de Paris cinq semaines plus tôt et qui s’étonne de forcer dans les montées avec son vélo de 16 kg et son équipement de 35 kg. Nous discutons matériel et je lui parle du bikepacking, dont il ignorait à peu près tout, s’étant renseigné et équipé au Vieux Campeur. Il a du mal à croire que mon VTT et mon matos pèsent moins que son vélo seul.

Nous avons parcouru 121 km et escaladé 1 325 m.

Dans les champs
Dans les champs
Dans les champs
Dans les champs
La Brenne
La Brenne
La Brenne
La Brenne
La Brenne
La Brenne
La Brenne
La Brenne
La Brenne
La Brenne
Saint-Gaultier
Saint-Gaultier
Saint-Gaultier
Saint-Gaultier
Dampierre
Dampierre
Creuse
Creuse
Creuse
Creuse
Creuse
Creuse
Creuse
Creuse

Samedi 9 juillet

Après une bonne nuit, malgré quelques animaux jacasseurs dans une ferme voisine, la journée commence en douceur. Une ancienne voie ferrée nous conduit à Dun-le-Palestel où nous petit-déjeunons. Nous retrouvons la voie ferrée qui moins de deux heures plus tard nous dépose au cœur de Guéret en fin de matinée, belle ville, mais moribonde avec une multitude de devantures vacantes dans sa rue principale.

Après une bonne pizza et un ravitaillement, notre périple prend une tournure plus agressive. Nous quittons la ville par un mur en sous-bois qui nous force à mettre pieds à terre et à pousser un long moment, avant d’atteindre des singles en forêt, toujours plus pentus et exigeants. Lumière sublime sous les frondaisons, mais nous y laissons beaucoup de forces. Nous rencontrons un bûcheron qui nettoie un sentier en préparation d’une compétition de trial. Quand nous lui disons que nous espérons atteindre le soir même le lac de Vassivière, il nous dit que c’est impossible, tant les pentes sont méchantes.

Nous repartons avec un coup au moral. Nous tentons de trouver un improbable commerce pour nous ravitailler, tous étant fermés l’après-midi. Les heures passent dans la sueur et les grimaces, même si les paysages restent magnifiques. Nous esquivons un énième chemin au profit d’une route déserte, puis finissons par plonger sur les berges du lac de Vassivière après une série de chemins herbeux. Enfin, nous nous jetons dans un restaurant.

Le camping déborde de touristes et de camping-cars. Empilement bruyant de touristes qui ont transporté avec eux leurs maux dans leurs bagages. Alors que nous sommes arrêtés devant la barrière qui marque la frontière du second camping, un petit homme rondouillard à moustache blanche, en short et sandales de plage, nous fait remarquer l’air entendu que nous nous apprêtons à entrer dans une propriété privée.

Un peu plus bas, alors que nous cherchons toujours un coin où bivouaquer, un promeneur de chien nous explique qu’au contraire nous avons le droit de traverser ce camping, pour rejoindre le chemin du tour du lac. Nous devrions trouver à dormir dans la forêt. Nous voilà réconciliés avec le genre humain. Nous suivons le conseil pour finir par bivouaquer le long du chemin, car la forêt est trop pentue pour que nos matelas s’y acclimatent.

Nous comprenons que pour beaucoup de gens notre désir de dormir à la belle étoile est incongru. Ils nous prennent pour des marginaux parce que leurs rêves de confort ne nous intéressent pas, alors que d’autres comprennent intimement nos désirs, parce qu’ils les partagent même s’ils ne s’y abandonnent pas encore, ou pas aussi souvent qu’ils le voudraient. Je saisis d’autant mieux cette dichotomie que longtemps j’ai fréquenté les hôtels de luxe et que désormais je ne supporte plus guère leurs conforts aseptisés et le ronronnement de leur système de ventilation. Je dors mieux dehors, c’est un fait. Et j’aime par-dessus tout ce moment stratégique durant lequel à la fin de nos journées nous cherchons un spot de bivouac. Nos sens s’intensifient, nous oublions un instant la fatigue, poussant un peu plus loin avec l’espoir de trouver le petit coin de paradis où nous serons parfaitement situés.

Nous avons parcouru 107 km, escaladé 2 192 m. Si le pourcentage moyen des étapes précédentes se situait autour de 1,1 %, nous avons soudain grimpé à 2,1 %. La difficulté n’était pas que dans nos têtes. Nous avons bel et bien changé de terrain.

Voie ferrée
Voie ferrée
Après Guéret
Après Guéret
Après Guéret
Après Guéret
Après Guéret
Après Guéret
Après Guéret
Après Guéret
Après Guéret
Après Guéret

Dimanche 10 juillet

Nous replions nos affaires et le soleil se lève sur le lac quand un cavalier et une cavalière approchent. Leurs montures paniquent en nous voyant et l’homme use abondamment de sa cravache pour ramener un peu de dignité à sa monture. Quand il découvre que nous nous rendons à Sète, il nous explique qu’à l’âge de trois ans il a manqué de s’y noyer alors que le bateau où il vivait avec ses parents a coulé dans le port.

Nous quittons notre campement à petite allure, sous les hachures du soleil. Nous avons comme tous les matins les fesses douloureuses, le temps qu’elles s’habituent à la pression de nos selles. Les jambes aussi demandent plus d’échauffement que les jours précédents.

Nous quittons la Haute-Vienne où nous avons dormi pour une dernière incursion en Creuse. Au cours de notre ascension vers le plateau des Millevaches, nous nous arrêtons à Faux-la-Montagne pour petit déjeuner et nous ravitailler. La grimpette se poursuit en douceur quand nous entrons en Corrèze. Nous dépassons le panneau annonçant la direction du village de Tarnac, célèbre pour moi ancien lecteur de L’insurrection qui vient, puis nous nous dirigeons vers le cœur du plateau. Un paysage sans saillance, caractérisé avant tout par sa situation loin de tout.

Les pentes se font plus piquantes, surtout quand nous approchons d’Ussel, dont nous quittons assez vite le parc VTT, nos jambes trop émoussées et nos vélos trop lourds pour nous engager avec plaisir et non sans danger dans les passages techniques. Nous déjeunons à l’entrée de la zone commerciale, par chance attrapant le dernier service d’un des seuls restaurants ouverts de la ville.

Il fait une trentaine de degrés, assez lourd, mais nous ne souffrons pas de la chaleur, alors que la canicule s’abat sur le Midi. Nous roulons dans des paysages champêtres, apercevant pour la première fois la silhouette de la chaîne des Puys vers laquelle nous nous dirigeons. Nous grimpons autant que la veille, mais en souffrant beaucoup moins, comme quoi le dénivelé d’une trace n’est qu’un indice de sa difficulté, la nature du sol pouvant faciliter ou, au contraire, grandement compliquer le pédalage et le pilotage.

Nous débouchons en surplomb de Bort-les-Orgues, au sommet d’une petite route qui plonge vertigineusement sur des rues endormies, où tout est fermé, où nous ne croisons qu’un couple de touristes qui cherchent désespérément où boire un verre. Nous nous contentons de faire le plein d’eau dans les toilettes publiques et poursuivons notre périple, entrant très vite dans le Cantal et tout se transforme autour de nous. Des pierres dressées bordent les chemins en de magnifiques alignements, mais aussi entravent nos roues et compliquent notre progression.

Nous suivons un chemin parallèle à une voie ferrée désaffectée, mais encore munie de ses traverses et de ses rails. Pendant qu’elle coupe à travers la montagne, nous ne cessons de monter descendre, poussant presque continuellement nos bécanes. Passages éreintants. Nous songeons à emprunter la voie, mais nous n’osons pas, de peur d’être bloqués tôt ou tard. Nous prenons donc notre mal en patience, concentré dans l’effort, ne soufflant de soulagement qu’à l’entrée de Riom-es-Montagnes.

Nous nous installons au soleil en terrasse de café, où nous discutons politique avec une tablée d’habitués, puis évoquons notre périple et notre étape du lendemain. Quand nous expliquons que nous comptons rejoindre Super Lioran par les chemins, ils nous traitent presque de fous. Nous les quittons pour une pizzeria, puis le camping où une bonne douche ne nous fait pas de mal.

Nous avons parcouru 117 km, escaladé 2 281 m.

Vassivière
Vassivière
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Bort-les-Orgues
Bort-les-Orgues
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal

Lundi 11 juillet

Après une nuit réparatrice et un copieux petit déjeuner, nous nous engageons par la route, puis des chemins de plus en plus encaissés et difficiles en direction du puy Mary. En prime de pentes souvent supérieures à 15 %, les cailloux ne nous lâchent pas, chaque mètre gagné est un combat. Heureusement, le paysage nous récompense de points de vue époustouflants. Nous découvrons l’un des plus beaux panoramas français quand nous débouchons de nulle part à la hauteur du refuge du Buron d’Eylac, à 1 460 m.

Devant nous, au flanc du puy Mary, s’étend un vaste cirque verdoyant, avec la minuscule ligne du sentier que nous allons devoir suivre pour atteindre le col de Cabre à 1 528 m et de Rombière à 1 582 m. Nous nous y engageons paradoxalement avec le sourire, même si souvent nous devons porter nos vélos pour franchir les marches successives. Nous nous amusons même à rattraper des randonneurs et à les dépasser.

La descente est très technique. Jacques peine parce qu’il ne peut pas passer ses fesses derrière sa selle à cause de son sac. J’oublie ma côte douloureuse, quand un rocher manque m’envoyer par-dessus tête. Bientôt le chemin est plus roulant et nous dévalons vers la station de ski par une piste bleu minée de cailloux et qui nous secoue au sang. Je termine sur la pelouse de Super Lioran avec des fourmis dans tout le corps et m’abats sur la première terrasse venue. Je suis si ivre de notre descente que j’écoute distraitement la serveuse et opte pour le menu du jour. Jacques m’imite.

Après notre aventure, nous nous attendons à un repas à la hauteur, et sommes accueillis par une bouillie inondable que nous touchons à peine. Quand la serveuse me demande pourquoi je n’ai pas mangé, je lui dis que je n’ai pas aimé. Quand elle insiste, je lui crache que c’était dégueulasse. Bientôt le patron en prend ombrage et vient presque nous faire une leçon de morale en nous racontant des blagues comme quoi il n’utilise que des produits frais.

Nous fichons le camp, embarquons nos vélos dans le téléphérique et nous voilà partis en fusée vers le sommet du plomb du Cantal à 1 800 m, 586 m de gagnés sans effort pour 8 €. La suite est juste mémorable. Après quelques secteurs de poussage sur la ligne de crête, nous fonçons sur une piste rectiligne qui file sur le flanc sud du volcan. Une descente continue de plus de 20 km, qui malheureusement sur la fin devient caillouteuse et transforme nos vélos en marteau-piqueur. Plus nous descendons, plus la chaleur s’intensifie : nous entrons dans un sauna.

Nous poursuivons notre effort pour gagner par un long single technique Estaing, pittoresque village qui nous accueille en Aveyron. Après un bref repas, nous campons au bord du Lot, en compagnie de pèlerins en chemin vers Compostelle.

Nous avons parcouru 110 km, escaladé 2129 m.

Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Le Cantal
Estaing
Estaing

Mardi 12 juillet

Au milieu de la nuit, des camions ont commencé à défiler au bas d’Estaing comme si incognito ils alimentaient une installation militaire ultra-secrète. Nuit troublée donc qui nous laisse pantois. Nous repartons à petite allure le long du Lot, croisant des pèlerins comme s’il en pleuvait, leur procession laissant penser à l’existence non loin d’une fourmilière. Ravitaillement dans la magnifique ville d’Espalion, un de ces petits miracles que l’Aveyron nous offre à tour de bras. Après Saint-Côme-d’Olt, une piste impeccable nous plante pour des kilomètres de pur gravel au-dessus d’un Lot élargi par l’immense retenue de Castelnau-Lassouts. Nous ne la quittons qu’à l’approche de Sainte-Eulalie-d’Olt, autre pépite admirable, qui précède de peu l’animée Saint-Geniez-d’Olt, aux portes de l’Aubrac.

Terminée la rigolade pour la journée. La traversée de l’Aubrac est difficile, épuisante, brûlante, mais belle. Nous parlons peu, concentrés dans l’effort, tentant d’économiser nos forces, tant nous sentons notre destination approcher à grands pas. Peu avant Millau, nous enchaînons des singles, dont le dernier peu pratiqué est vraiment difficile, avec pas mal de ronces griffues. Un final sportif avant la récompense dans la fournaise de la préfecture aveyronnaise.

Nous mangeons, nous reposons, puis attaquons l’escalade du plateau du Larzac, par la route, car le chemin n’a aucun sens en bikepacking. Une fois au sommet, sous le ballet des parapentes, nous piquons à travers les pistes du plateau, toujours âpres et sans répit qui nous conduisent le soir venu à La Cavalerie, la ville templière. Nous bivouaquons sur le stade, croisant peu avant notre premier vététiste depuis notre départ de Paris.

Nous avons parcouru 121 km, escaladé 2 517 m.

Espalion
Espalion
Espalion
Espalion
Sainte-Eulalie-d’Olt
Sainte-Eulalie-d’Olt
Saint-Geniez-d’Olt
Saint-Geniez-d’Olt
Aveyron
Aveyron
Aveyron
Aveyron
Aveyron
Aveyron
Aveyron
Aveyron
Aveyron
Aveyron
Aveyron
Aveyron
Larzac
Larzac

Mercredi 13 juillet

Nous nous levons en sachant que nous venons de passer la dernière nuit de notre voyage. Nous restons fidèles à la trace jusqu’au Caylar, arpentant des chemins que nous connaissons, et dont la difficulté nous épuise mentalement, faute de surprise et de nouveauté.

À l’Hospitalet du Larzac, alors que nous faisons le plein d’eau, et que Jacques cherche un autre robinet que celui qui pisse une eau tiède, un villageois me dit qu’il attend une sacoche de guidon pour son vélo de route. Nous discutons matos, puis il me propose un café. Je lui dis que je n’en bois pas, mais que Jacques acceptera à coup sûr. Nous voilà chez notre hôte à parler de notre voyage, Jacques insistant sur la nécessité de rouler léger, son vélo pesant exactement 7 kg de plus que le mien, ce qui entraîne une débauche d’énergie inutile en montée et lors des poussages. Nous aurions pu passer des heures là, notre nouvel ami avait tout son temps, ayant escaladé le mont Aigoual la veille et s’octroyant une journée de farniente.

Mais la mer nous appelle. Au Caylar, nous décidons de rentrer par les petites routes que je connais bien, plutôt que d’enchaîner une nouvelle journée très difficile par une chaleur torride. À 15h, nous voilà au bord de l’étang de Thau, puis devant un Pac à l’eau.

Nous avons parcouru 108 km, escaladé 1 000 m environ.

L'étang de Thau et Sète
L'étang de Thau et Sète

Au total, nous avons roulé durant 86 heures à une moyenne 13,4 km/h, soit 1 140 km pour 16 000 m grimpés, traversant quinze départements. Lors du traçage, je n’ai jamais cherché à maximiser les difficultés, mon but étant ludique et esthétique avant tout. Reste que nous en avons parfois chié, surtout à partir de Guéret. Je me revois tenter de minimiser l’asphalte, puis une fois sur le terrain espérer de l’asphalte pour soulager mes jambes et mes articulations. Je retiendrais la leçon pour les prochaines traces. Quand l’asphalte approche ou passe sous la barre des 40 %, les périples se compliquent, surtout sur les terrains montagneux du Midi.

Nos statistiques Strava
Nos statistiques Strava

PS : Vous aurez compris, cette trace n’est pas gravel. Il me paraît d’ailleurs illusoire d’imaginer des traces gravel sans reconnaissances au préalable, ce qui pour moi élimine ce vélo pour l’ouverture de grandes traversées. Le gravel est un vélo adapté au voyage organisé, pas à l’improvisation. Ce n’est pas un vélo d’aventure. Il étend le domaine du vélo de route, sans pouvoir rivaliser avec le VTT. D’ailleurs, beaucoup de passages sur la trace, notamment à partir de Guéret, sont purement VTT et exigent de bonnes compétences techniques, bien qu’il reste toujours possible de passer à pied (ce qui est parfois recommandé avec un vélo chargé).