Après avoir cité Franck Michel, j’ai lu un de ses bouquins sur le vélo : Pédale douce. J’y ai découvert un voyageur humaniste qui pédale avec des vélos rustiques achetés dans les pays visités, puis qui les offre avant de rentrer. Il ne transporte même pas d’outils pour que les pannes entraînent des rencontres et des imprévus.

Dans cet essai, Michel propose une vision du vélo proche de la mienne et, en même temps, souvent opposée. Je tente de les démêler pour peut-être éclaircir quelques incompréhensions politiques, philosophiques et surtout esthétiques.

Michel est un voyageur qui parfois pédale, alors que je suis un cycliste qui parfois voyage. Voilà qui nous différencie. J’éprouve du plaisir sur mon vélo, j’ai besoin de le sentir vif, réactif, léger, virevoltant. Quand j’enfourche mon vieux VTT en ferraille des années 1980, j’ai l’impression que mon corps se sclérose. Pour moi, une bonne machine est un préalable au pédalage. Michel pédale, peu importe, sa passion étant le voyage, la rencontre, se perdre et découvrir. Pour lui le vélo est un moyen, pour moi il est devenu une machine à écrire.

Pédale douce
Pédale douce

Paul Virilio disait : « Gagner du temps, c’est perdre le monde. » Michel reprend sa critique de la vitesse, que je partage, par exemple en me refusant de m’engager dans les évènements qui la célèbrent puisque toujours des participants s’arrachent les tripes pour arriver avant les autres, mais Michel en oublie le plaisir de fendre l’air ou de bondir dans les descentes. Il affirme la lenteur du vélo, alors que le vélo se situe entre la marche et la voiture. Ni lent ni rapide, il m’amène à ma juste vitesse pour découvrir le monde.

Michel célèbre la lenteur mais, avec ses biclous, il s’interdit les singles, là où la lenteur s’impose souvent, et il reste confiné à l’asphalte ou aux pistes poussiéreuses où même les gravels finissent par s’ennuyer. Beaucoup de paradoxes coexistent chez lui. Dès le début de son bouquin, il donne le ton : « Faire le choix du vélo, c’est refuser la mécanique impitoyable d’un système-monde, fondé sur la vitesse et la puissance, dont le moteur est l’argent… »

Alors pourquoi rester sur les routes ? Michel parle du plaisir de se perdre, mais jamais il n’évoque les terrains sur lesquels il s’aventure. Un présupposé routier s’impose, comme si le substrat du cyclisme ne pouvait pas être questionné, alors que le « système-monde » commence sous nos roues. Pour ma part, je fuis l’asphalte parce que je fuis le monde lisse, efficace, policé, pollué. Mes voyages commencent dès que j’entre dans la nature, peu importe où je me trouve. Je n’ai même plus besoin, ni plus l’envie, de traverser la planète. Je suis capable de voyager autour de mon nombril.

Michel vante le silence du vélo, alors que le vélo n’est silencieux que sur route et avec des pneus slick, sinon l’herbe crisse, les cailloux craquent, la terre vibre. Pédaler dans la nature n’est jamais silencieux, mais un frôlement, une caresse sensuelle, qui fait se rebrousser les poils du monde. Je fuis le bruit avec mon vélo, mais lui-même me chante une chanson que j’adore.

Michel déteste la technologie, là où je suis geek. Il a pris en grippe le GPS. Au fil de ma lecture, je croyais lire Phèdre quand Platon y critique l’écriture, technologie nouvelle qui serait inférieure à l’oralité. Rejeter une technologie en bloc n’a aucun sens. Rejeter le GPS, c’est oublier qu’un nouvel art de la trace s’invente, que certains de nos itinéraires s’apparentent à des œuvres d’art géographiques et que leurs calligraphies nous font entrer dans l’intimité du territoire, souvent très loin de l’asphalte, dans les recoins où même les cartographies déraillent.

Partir comme Michel sans trace, sans carte, sans outils, avec un vélo pourave n’est qu’une mise en scène pour se donner des occasions de rencontres dont nous serions incapables par nous-mêmes. Des prétextes comme d’autres. Mes périples avec GPS m’en donnent tout autant.

1/ Il m’arrive malgré tout de me perdre, parce que dans les cambrousses où nous nous aventurons les chemins se transforment sans cesse.

2/ Parce que la curiosité me pousse souvent en dehors de la trace.

3/ Parce que la trace comme toute œuvre d’art me bouleverse et m’arrache à mon fil de conscience habituel. J’arrive à me perdre dans un bon livre alors que la trace des mots reste présente sous mes yeux. De même sur le territoire, je m’y perds mieux avec une trace que si j’errais au hasard sur les routes, qui me dictent leur règles et m’attirent vers les centres urbains.

4/ Parce que des imprévus surviennent tout le temps. J’ai beau les anticiper, ils jaillissent d’une source inépuisable. Mouvement et imprévus sont corollaires, GPS ou pas. Arrive le moment où je manque d’eau, où je dois toquer à une porte, où je crève de faim, où je fais une hypoglycémie, où je déchire un pneu, où je rencontre des randonneurs avec qui je partage un piquenique. Le mouvement met en branle la vie. Géographique comme intellectuel, il me fait me sentir vivant. Lire Michel participe à la mise en mouvement. Écrire aussi. Je n’ai besoin d’aucun prétexte.

Je crois même qu’il n’y a pas plus désorientant que suivre une trace. Je lui fais confiance et elle s’empare de moi page après page. Alors je ne sais plus où je me trouve. Je suis perdu. Ce qui me porte à un rare niveau de vigilance et d’attention. Je ne sais jamais ce que le virage suivant me réserve alors que si je regarde une carte, ou suis des panneaux, ou même écoute mon instinct, je me localise avec beaucoup plus de précision. Suivre une trace, c’est s’y abandonner corps et âme. Le GPS a changé ma vie de cycliste, et même d’homme. Il m’a privé de certitude. Il m’égare en voulant me guider, parce qu’il m’amène là où mon naturel ne me porterait pas, là où justement personne ne va, mais où seul l’artiste traceur a compris que je serais bouleversé. A priori, Michel n’a pas goûté cet envoûtement, il en reste à une vision utilitariste du GPS alors que nous autre bikepackers l’avons détourné sur les chemins de l’art.

Malgré ces différences, et incompréhensions, je partage nombre des positions de Michel. « En cyclisme, comme en d’autres disciplines, le sérieux du sport nourrit un fort besoin d’ordre, et la compétition sportive ôte tout espoir de parvenir à l’harmonie tant nécessaire entre l’homme et la nature. Tandis que le cyclotourisme invite précisément au contraire. L’échappée belle du Tour est aux antipodes de la belle échappée de l’amateur de balades à vélo qui fuit momentanément les contraintes de la surmodernité. S’échapper c’est d’abord quitter le peloton et s’assumer comme mouton noir qui s’éloigne consciemment du troupeau. » À cela près que je n’aurais pas parlé de cyclotourisme, puisque faisant référence trop explicitement à l’asphalte. Ou « Partir, c’est se libérer sans asservir les autres et découvrir sans conquérir les ailleurs. » Ou quand Michel définit son concept d’autonomadie comme la réunion de le l’autonomie et du nomadisme, deux choses essentielles pour tous les bikepackers. Quand Michel le souhaite, je l’entraîne sur une de nos traces.

Pédalées
Pédalées

J’invite aussi Olivier Hervé, auteur de Pédalées, un livre poétique, à la prose labyrinthe, impossible de ne pas penser à Julien Gracq et à ses conflagrations de mots improbables. Même si Hervé évoque lui aussi trop à mon goût l’asphalte, et trop souvent l’héroïsme des forçats de la route, il m’a perdu dans ses méandres comme doit le faire une trace aboutie. J’ai pensé à mon copain Jacques Malavieille quand Hervé écrit : « Je suis pleinement géographe depuis que je pédale. La pratique devrait être rendue obligatoire dans les études de géographie, de l’école primaire au master. Le socle hercynien de toute clairvoyance. » Jacques, ancien professeur de géologie, spécialiste de la tectonique des plaques, a souvent entraîné ses étudiants à VTT sur le terrain. Il n’y a pas pour lui de meilleure façon de comprendre l’histoire du monde. Et Michel comme Hervé seraient sans doute d’accord pour ajouter l’histoire des hommes et des femmes.

Je me prends à rêver d’un trip bikepacking avec des écrivains, ça donnerait quoi ? J’ai joué ce jeu à deux reprises avec Lionnel Dricot. On le tente à plus nombreux ?