Dimanche 2, Balaruc

Depuis vendredi, c’est le vingtième festival du roman noir à Frontignan, tout à côté de chez moi, avec quelques stars du genre et ma pomme. Je me sens toujours aussi sale après une journée passée sur un salon. Heureusement, j’y retrouve quelques amis, mais jamais on ne parle de littérature, la littérature paraît absente de la vie des auteurs quand ils sont ensemble.


Idée de roman : un homme attend désespérément que le démon de midi le frappe, et il voit les années passer sans que rien ne trouble son système hormonal. C’est un peu mon cas.


Des gens regardent Résistants sur le salon, beaucoup me disent : « Moi je ne prends pas d’antibiotiques. » Andouille, tu en prends chaque fois que tu bois un verre d’eau, chaque fois que tu manges de la viande. Je vais leur balancer ça à la figure aujourd’hui. Jusque là, je m’étais contenté de hausser les épaules.

Jeudi 6, Montpellier, aéroport

Départ pour Londres, que nous avons quitté en 2003. Sensation de remonter dans notre passé, avant la naissance des enfants.

Jeudi 6, Londres

De notre hôtel, situé en face de Kings Cross, nous descendons en pèlerinage Gray’s Inn Road. Au début, je ne reconnais rien, alors que je remontais souvent la rue jusqu’à la British Library où j’effectuais mes recherches pour Ératosthène au début des années 2000. Puis peu à peu des images s’imposent, le portique rouge à l’entrée du jardin chrétien, l’hôpital dentaire, le grand magasin de vélos, un Prêt à Manger, puis enfin notre ancien immeuble, au 44, inchangé.

Nous nous allongeons dans les cours des avocats, puis dans Lincoln’s Inn Field. Isa commence à lire à voix haute Les trois Mousquetaires, et ça me fait le même effet que le haut de Gray’s Inn Road, je n’y reconnais rien.

Nous faisons une sieste dans l’herbe, comme j’en avais l’habitude, alors que les nuages passent entre les branches des platanes. Non loin de nous, un homme bronze, avec juste un short noir. Il a noué ses cheveux en chignon. Il ne cesse d’épousseter son corps magnifique, sur lequel se posent des poussières invisibles, en même temps il fume clope sur clope, cultivant son extérieur et détruisant sa mécanique interne.

Sous les platanes
Sous les platanes

Je fais une boucle avec Tim : Saint Paul, New Tate, Tamise, Leicester Square... je le motive à coups de frappuccino à la vanille chez Starbuck. Il me fait de beaux sourires et on ne cesse de parler, je lui raconte le Londres que j’aime.

Vendredi 7, Londres

En bateau-bus, on descend la Tamise jusqu’à Canary Warf, on va faire une sieste à Greenwich, comme au bon vieux temps, puis on revient vers Westminster. Après des bols de ramen, en hommage à Naruto, les enfants et Isa regagnent l’hôtel en métro pendant que je rentre à pied.

Difficile de ne pas être nostalgique de ces années déjà lointaines où je marchais durant des heures dans Londres. Mes pas retrouvent d’eux-mêmes des rues, des passages, des jardins. Je m’installe dans Soho Square et je reste à rêver, à regarder les gens, à me dire que rien ne change, sinon nous-mêmes.

Au son d’une guitare électrique, des militants anti-Brexit expliquent que tout n’est pas perdu, que la démocratie est encore vivante et que l’Angleterre est digne de l’Europe et l’Europe de l’Angleterre.

Autour de moi ça picole des bières et joue au ping-pong. De génération en génération, nous devons tous éprouver les mêmes sensations pour nous comprendre les uns les autres. Alors mon travail est-il de décrire ce qui ne change pas ou, au contraire, de saisir ce qui est propre à mon train d’existence ? Un peu les deux, sans doute. M’appuyer sur ce qui est commun pour réussir à décrire ce qui ne l’est pas, et faire que plus tard cela reste intelligible.


Par cette chaude journée de juillet, Londres est trompeuse, tant elle apparaît colorée et chaleureuse, là où d’habitude elle est basse de plafonds et poisseuse. Seuls les Londoniens sont invariablement exubérants, voire excentriques. Je croise un Viking avec un anneau chromé dans le nez.

Sous le ciel bleu, sous ses arbres chargés de chlorophylle, sur ce macadam encore tiède, je pourrais me croire dans une ville du sud toujours lumineuse. Je pourrais me laisser abuser, jusqu’à oublier combien ici j’ai manqué de lumière.


De Bedford Square, je me translate à Russel Square, sans doute la quintessence du square londonien. Il réussit à s’abstraire de la ville tout en étant en son cœur, et impossible d’ignorer Virginia Woolf et sa bande qui traînaient dans les environs, s’allongeaient sur les pelouses, dont je me demande comment elles étaient tondues avant l’invention des moteurs thermiques.

Un gars fait du skate électrique, dans une position Surfeur d’Argent. Et ça picole, encore, impossible de ne pas penser que quelque chose s’est cassé en occident : nous ne croyons plus en rien. Persuadés que la vie finit mal, nous tentons de l’oublier. Et la littérature à succès n’a pas d’autres vertus que répéter des choses si insignifiantes qu’elles en occupent le cerveau sans déclencher de processus réflexif. Ce tour de force étonnerait les auteurs du passé.

Quand on croit en quelque chose de supérieur, même si ce n’est qu’en l’homme, on peut réfléchir, penser, s’interroger, pour essayer d’avancer avec les autres sur une route difficile, mais quand on n’a pas d’espoir, aucun rêve collectif, on doit s’oublier pour ne pas se noyer trop vite. La littérature contemporaine est devenue un remède au vide philosophique, elle répond à l’absence de philosophie, ou à la seule philosophie du présentéisme matérialiste, dont raffolent les philosophes à la mode. Ils réussissent à ne pas faire penser, ou à faire penser à rien.

Je me suis fabriqué pour une époque plus ambitieuse que la mienne. Je veux que mon lecteur s’arrête souvent, lève le nez, pense, me confronte à sa propre rêverie, qu’il discute avec moi, comme si j’étais assis avec lui sur un des bancs de Russel Square en compagnie de Virginia.

Un écrivain est ennuyeux quand il interroge son art. Je suis donc ennuyeux, mais si je ne parle pas de ces choses avec moi-même avec qui ? Ce n’est pas dans les salons littéraires auxquels on m’invite que je pourrais mener ces débats. Là, les riens dominent, on parle popote, cuisine et on se plante des couteaux dans le dos. Tel écrivain qui dit du bien du dernier livre d’un autre, puis qui quand il a le dos tourné avoue qu’il ne l’a jamais lu. C’est ça le milieu littéraire.

Samedi 8, Londres

Je me suis endormi hier soir en lisant quelques passages de L’âge d’homme de Michel Leiris. J’y ai vu une belle définition : « Est littérateur quiconque aime penser une plume à la la main. » En ce sens je suis davantage littérateur que romancier ou écrivain, écrire est pour moi une manière de penser, de me saisir d’une intuition et de la développer, ou simplement de lui donner une forme qui l’arrache à la brume du brouhaha mental. Écrire, c’est être conscient, lucide, sensible, vivant, j’en reviens toujours à cette évidence.

Ce matin, je reprends mon Leiris qui me raconte sa vie de jeune homme d’une manière chronologique peu intéressante. Il lit des « illustrés », des albums d’Épinal, il va au cimetière voir la tombe de son grand-père décorée avec des insignes maçonniques protégés sous cloche… Voici qui date un texte, l’ancre dans son temps, malgré la volonté de modernité de son auteur.

Déjà Leiris dit du littérateur qu’il pense avec une plume, ce qui pour nous l’envoie dans les limbes. Son usage du passé simple aussi le trahit. Le temps se glisse entre nos mots que nous le voulions où pas, nous sommes son produit et nos œuvres sa production.

Par exemple, j’écris à Londres qui demain pourrait être sous les eaux. Je suis dans un hôtel près de King Cross, une gare, lieu public attaché à une technologie datée. Ainsi de suite, je laisse mon temps transpirer à travers mes mots. Il exsude son maléfice, il m’éloigne de vous qui me lirez plus tard, qui me penserez à travers des projections neurales, qui m’aspirerez à une vitesse bien étrangère à mon rythme d’écriture. Je ne serai pour vous plus qu’un flash, qu’un instant, qu’une possibilité existentielle.

Ma vitesse de lecture, lente chez moi, est associée à celle de mon écriture dans le carnet. « Carnet », mot déjà anachronique, car je n’écris plus dans un carnet en papier, mais j’en garde le vocable, parce que j’utilisais des carnets dans ma jeunesse. Et aussi parler de jeunesse, ça risque de ne plus avoir de sens, pour une population qui aura gagné la jeunesse éternelle. Je suis vieux dès que je pense au temps. Même un immortel serait vieux par rapport à son moi à venir.

J’ai toujours pensé que je serai lu à une vitesse assez lente, j’écris pour ce rythme-là, et que la technologie change et mon écriture perdra tout intérêt. Une histoire conserve ses ressorts quand on la transpose dans le temps, celui du cinéma par exemple, mais qu’advient-il quand on accélère une pensée, quand on ne la résume pas, mais la projette toute entière dans une autre conscience, en la dépouillant de son temps ?

On m’a demandé d’imaginer ce que serait la bibliothèque du centre Beaubourg en 2057. Peut-être que les bibliothécaires seront des accompagnateurs. Ils marcheront avec les lecteurs pour les aider à lire les textes du passé sur un rythme du passé. Ils seront les gardiens du temps des écritures anciennes.

Dimanche 9, Brautarholt, Islande

Soleil du soir, après une journée lumineuse, mais fatigante, énervante, décevante. On nous avait tant vanté l’Islande, nous avions vu tant de photos, que tomber nez à nez avec des hordes de touristes ne pouvait pas nous rendre heureux, nous sommes manifestement de trop dans ce pays fantomatique, aux landes arides aux avant-postes de montagnes violettes, dont l’aéroport international accueille déjà 5 millions de passagers par an, bientôt 15 ! Et comme toujours trop de tourisme tue le tourisme.

Nous nous retrouvons pour trois jours dans un motel confortable, mais pour le prix duquel nous aurions en Grèce un quatre étoiles avec une magnifique piscine, un petit déjeuner et des repas pour quatre. Là, je suis moins bien logé qu’à la maison, sans que les paysages n’aient encore réussi à me bouleverser.

La faille de Þingvellir, c’était le défilé. Idem à Geysir, idem à Gullfoss, où la magnificence du site nous a frappés, où la puissance de l’eau s’est révélée à nous, où un moment, tout contre la corde qui nous empêchait de tomber dans le gouffre, j’ai eu l’impression d’être seul, d’oublier tous les autres touristes, pourtant innombrables.

L’un d’eux s’était échappé, il dansait sur un sentier interdit au bord de la gorge, peut-être pris de folie, obligé de commettre des gestes inconsidérés pour s’affirmer un et irréductible, pendant que tous les autres s’accrochaient à leurs téléphones et à leurs appareils-photo pour prendre les mêmes clichés qu’on trouve déjà par centaines sur le Net.

« Et soudain il tomberait, a dit Isa, et on retrouverait son corps des mois plus tard sur une plage de l’Atlantique Sud. Sur les centaines de photos prises le jour de sa disparition, aucune ne le monterait, comme s’il n’avait pas existé. » Le touriste qui s’efface, qui de lui-même se reconnaît comme de trop. Je suis le propre mal que je dénonce.

Au détour d’une route, dans le village de Flúðir, nous nous sommes arrêtés dans une piscine naturelle alimentée par un geyser qui crachotait sur ses berges. L’eau y était à 38°, pendant un moment nous avons fait du bien à nos corps, puis nous avons repris la route, le soleil enflammait les prairies, on commençait à pressentir le spectacle flamboyant que le soir bien avancé nous apporte maintenant.

Le jour n’en finit pas de tomber, tout autant que les voitures qui font chanter leurs pneus devant le motel. Quelques nuages se sont arrêtés de naviguer, et moi de me plaindre (même si j’ai en travers la séance de course dans un supermarché hors de prix aux produits affligeants… tout ça ne nous laissant pas d’autre choix que de cuisiner nous-mêmes si nous ne voulons pas prendre dix kilos en deux semaines).

Le vent pique alors que le soleil s’est débarrassé des derniers nuages sous lesquels il s’est glissé, en lévitation au-dessus de la plaine, où il semble devoir désormais se maintenir indéfiniment, pendant que les voitures espacent leurs flèches, laissant leur bruit mourir au loin. Et dans chacune, il y a des touristes, car les Islandais ne peuvent pas être aussi nombreux, et surtout aussi industrieux à une heure aussi tardive.

Lumière du soir
Lumière du soir

Dans L’été 80, Duras évoque « le règne prospère et définitif de la Russie soviétique sur le continent européen. » Et, neuf ans plus tard, tout était par terre. Je ne lui en veux pas de son erreur, je me demande simplement ce que je ne vois pas. Chaque fois que je me fais le critique du capitalisme, une petite voix me dit que peut-être je me trompe aussi, ou quand j’évoque les dérèglements climatiques, où ceux d’Internet… oui, sans doute que je me trompe, et que je ne vis pas en me préparant au monde de demain, mais à une de ses variantes erronées. Cette simple possibilité de me tromper devrait m’encourager à juger les choses que pour ce qu’elles sont aujourd’hui. Dire ce que je réprouve à l’instant, sans présumer de l’avenir. Mais alors quel intérêt ? Je me transformerais en expressionniste.

Lundi 10, Brautarholt, Islande

Mon ventre ballonné m’a réveillé dans la nuit à une heure, et c’était déjà l’aurore. J’ouvre un nouveau livre, L’espace littéraire. En préambule, Blanchot dit que tous les livres ont un centre vers lequel ils tendent. « Celui qui écrit le livre l’écrit par désir, par ignorance de ce centre. » Voilà une autre formulation de la théorie du point aveugle de Cercas, qui la justifie théoriquement, écrire c’est ignorer la chose qui nous démange et qui nous pousse à la découvrir, en vain le plus souvent. De fait, tout auteur profondément curieux crée des points aveugles pour ses lecteurs, parce qu’ils le sont pour lui-même.

J’aime le début des livres, comme lecteur et auteur, j’aime les commencements plus que les pesants développements, qui semblent vouloir dire que nous devons impérativement faire masse pour faire œuvre, une convention dont il faut se défaire, et que sans s’en défaire nous risquons d’avaler de travers.


Nous quittons le motel sous un ciel limpide, il fait déjà 16° en ce milieu de matinée. Nous entrons dans une région riante, avec des champs de fourrage fraîchement coupés pour que leurs verts s’électrisent et que ressortent les toits rouges des fermes posées au sommet des collines comme des maisons de Hobits. Puis soudain, nous nous posons sur la lune, nous roulons entre des étendues grises déchirées par des cours d’eau bouillonnant de blanc, seules quelques fleurs jaunes poussent entre les roches noires, puis tout aussi soudainement la route se transforme en piste cahoteuse, que même les roues de notre 4x4 avalent avec difficulté. Autour de nous, d’anciens glaciers ont raboté les montagnes encore enneigées. Nous roulons jusqu’au cirque du Landmannalaugar, haut lieu de la randonnée, qui avec ses dizaines de tentes colorées me fait penser au camp de base de l’Everest. J’escalade avec Émile la première proéminence, puis je poursuis seul vers le sommet suivant, jusqu’à un plateau à environ mille mètres, où ne vont plus que les randonneurs suréquipés, mois je suis léger et je cours, ayant le temps d’aller jusqu’où ils passeront la nuit et d’en revenir. Je regagne le camp de base à travers un labyrinthe taillé au cœur d’un bombardement de régolithes.


Sur le seuil du motel, soit au bord de la route, je gratte ces quelques notes pendant qu’Isa et les enfants sont à la piscine voisine. Un vent de plus en plus fort se lève. Devant moi, comme au bord de beaucoup de routes du sud de l’Islande, poussent des peupliers baumiers, importés d’Alaska. J’aime nommer, même si ce besoin ne s’impose que pour les formes récurrentes du paysage. Décidément, le vent est trop fort, je rentre glacé.

ça paraît presque idyllique
ça paraît presque idyllique

Mardi 11, Brautarholt, Islande

Les enfants dorment encore. Il n’y a pas si longtemps ils nous éveillaient systématiquement, mais maintenant ils entrent dans l’âge qui exige davantage de sommeil. Je replonge dans Blanchot, que je trouve maniéré, avec beaucoup de tics d’écriture, à sans cesse fabriquer des sujets avec des groupes verbaux, ce qui lui donne un style heurté, parce qu’il est impossible de prévoir où dans la phrase jailliront les véritables verbes.

Paradoxalement, Blanchot est encore un de ces idéalistes à la pensée prévisible. Je trouve chez lui un copier-coller de Proust ou même de Schopenhauer : « L’écrivain qu’on appelle classique — du moins en France — sacrifie en lui la parole qui lui est propre, mais pour donner voix à l’universel. » Conneries. L’universel est un fantasme pour ceux qui ne se heurtent pas à la vie, aux enfants, à la maladie, à la souffrance… ou qui s’y heurtent trop tard après avoir commis des théories nocives, surtout pour les plus jeunes, qui peuvent y croire comme à des religions.

Je préfère la théorie opposée. L’écrivain n’écrit que pour lui, que de son point de vue, que depuis son « je », que pour vivre… voire pour gagner sa vie, et toute autre prétention métaphysique me paraît suspecte, et dangereuse, capable de faire penser, ou de faire faire des choses répréhensibles parce qu’au nom des généralités elles seraient acceptables. Je revendique mon « je », je revendique mon particularisme, je ne diffère de vous que parce que je montre quelques variantes par rapport à vous-mêmes, variantes qui peuvent vous agacer ou, en étant révélées, mettre en exergues les vôtres. Et c’est pour cette raison que vous pouvez trouver goût à des auteurs de mon espèce, contrairement à des Blanchot qui voudraient être des universels gravés aux frontons des temples.

Je me trompe peut-être sur Blanchot, mais sa prose suinte une pensée délétère, la pensée du professionnel de la littérature, qui ne vit que pour elle, et qui oublie qu’elle n’est qu’un moyen de vivre, non pas un but en soi. Qui oublie que Tim se réveille de mauvaise humeur, qui nous annonce « Aujourd’hui je sens que ça va être une journée nulle. », qui en a déjà marre d’être en Islande, du jour qui n’en finit pas, et même de ce soleil trop lumineux, parce que trop horizontal.

Après avoir supposé que l’écrivain renonce à son « je » pour toucher à l’universel, Blanchot se lance dans dans des déductions logiques, bien que fondées sur un postulat absurde. Nous tiendrions des journaux intimes que pour retrouver le « je » auquel nous renonçons dans nos œuvres, et par la même nous y renoncerions une seconde fois, puisque nous tenterions de le retrouver par l’écriture qui est renoncement au « je ». Dire qu’on paye des gens pour enchaîner des sottises pareilles, qu’on impose leur étude aux jeunes, qu’on leur dresse des statues.

L’écriture révèle souvent des maladies mentales, surtout quand elle discute d’elle-même, persuadée par je ne sais qu’elle folie qu’elle peut se saisir elle-même.

J’arrête Blanchot. J’ai l’impression que je suis entré dans une église et qu’on m’a attaché à un banc, me forçant à écouter une homélie insupportable. Et dire que tant de mes contemporains le vénèrent, et ça en dit long d’eux… et ça explique pourquoi je ne suis jamais proche d’eux. Quelques lignes de L’été 80 me guériront de cet excès d’idéalisme.


Dans ma BAL, je reçois de plus en plus de notifications quotidiennes, que je dois effacer une à une, ça en devient insupportable. Le spam s’est officialisé.


En Islande, on croise un golf à chaque colline. Et quand on se promène, on a toujours un drone au-dessus de la tête. Impossible de ne pas être surveillé. Aujourd’hui, on a exploré deux des plus fameuses chutes du pays, Seljalandsfoss et Skógafoss, chaque fois on a grimpé au-dessus, on s’est éloigné, très vite distançant la meute des touristes agrippés à leur appareil photo, qui, pas plutôt descendu de leur bus, y remontent. Les montagnes sont belles, verdoyantes et encore blanches de neige, les ruisseaux abondants et vifs, les pâturages infinis, le ciel toujours radieux, mais impossible d’être enchanté par le pays. Les Islandais sont trop silencieux, et on cherche encore les bistrots où on pourrait s’installer pour bouquiner, sans avoir l’impression de se faire voler.

Une pizza médiocre, c’est 35 €… Tout ça fait que je ne suis guère enthousiaste. Quand je voyage, je n’ai pas que mes yeux à nourrir, mais mon ventre, surtout mon esprit, je recherche un art de vivre. Côté paysage, les US sont cent fois plus stunning que l’Islande et on y est bien plus confortable à moindre coût. Je ne sais quelle mode s’est emparée de nous autres pour nous pousser sur cette île nordique. Les photos sans doute, cadrées en nous cachant les parkings couverts de bus et de camping-cars. Et dire que l’année prochaine ce sera pire, et l’année suivante encore pire. Je choisis les Cévennes ou les Pyrénées, sans hésiter. Bzzzz… c’est le drone qui me surveille et qui se demande ce que je peux bien déblatérer de compromettant pour la martingale locale.


Pour réfuter l’essentialisme, il suffit de faire du sport, et de constater que dès qu’on se croit en bonne forme, on trouve quelqu’un de bien meilleur, même avec dix ans de plus, et lui-même trouve son champion, et quand il n’en trouve plus c’est simplement qu’il est proche de la mort. La forme idéale n’existe pas (entendre forme aussi bien en art). L’idéal s’effondre face aux possibilités pratiques.


Dans L’été 80, Duras distille des faits d’actualités : des souvenirs me reviennent, parce que cet été-là j’ai eu dix-sept ans. Pour mes fils, ces références seront incompréhensibles.

No Drone
No Drone

Mercredi 12, Brautarholt, Islande

La malbouffe islandaise a déjà eu raison de mon intestin. Résultat : un cauchemar. Isa et les enfants vivaient dans une secte, au fond d’une forêt, une secte dirigée par une amie auteure populaire. Comme j’étais rebelle, je devais porter une combinaison rouge, que je n’arrivais pas à poser, puis pour rejoindre ma famille je devais déchirer le film plastique qui les protégeait de l’extérieur. Ce matin, il pleut, et nous changeons de cambuse.

Le vert, la pluie
Le vert, la pluie

Mercredi 12, Höfn, Islande

Les photos de l’Islande sont trompeuses. En vous cadrant un paysage, on vous fait avaler n’importe quoi, notamment la route #1 où les touristes se suivent à la queue-le-le dans leurs 4x4, les WC où il faut débourser 5 € pour pisser, les tronches fermées des Islandais qui ne paraissent pas vous voir. Je n’ai jamais croisé des gens aussi crispés, on dirait qu’on les emmerde en venant leur signer des chèques en blanc. Si je pouvais appuyer sur un bouton pour arrêter notre voyage, je le ferais tout de suite.

Bien sûr, l’immense glacier du Vatnajökull qui meurt dans une lagune, c’est top, mais pas plus scotchant que la vallée Blanche à Chamonix. Les déserts de cailloux, on trouve des paysages pas si différents aux US, et je me dis que je serais cent fois mieux là-bas, que piégé dans cette Islande qui s’est transformée en nasse à touristes, et à cartes de crédit.

Höfn est une bourgade proprette et morte, où des touristes errent et rebondissent à l’entrée des restaurants dont les prix les effrayent. Je m’en vais courir au bout de la lagune, je commence par longer un golf, le centième aperçu depuis notre arrivée, puis j’arrive sur une péninsule peuplée d’oiseaux de mer, c’est impeccablement vert, même le port de pêche est impeccable. Il ne manque qu’une chose : la vie. Comme si nous voyagions que pour cadrer quelques paysages, y faire quelques marches, puis nous coucher et recommencer le lendemain. Pour nous, le voyage commence après le paysage, à l’endroit où grignoter une spécialité, où lire à l’ombre d’un bel arbre ou au coin d’un feu. En Islande, tu roules, tu bouffes de la merde, tu prends tes photos et tu fermes ta gueule.

Jeudi 13, Höfn, Islande

Réveil pluvieux au pays des marchands de sommeil. Nous avons dormi dans une maison, avec 12 autres personnes, nous avons payé 220 € pour une prestation qui en France ou aux US en vaudrait abusivement 50. Notre proprio se fait en ce moment des journées à plus de 1000 € net avec son pavillon de banlieue transformé en dortoir, pas même aéré et qui le matin empeste le pied. Et nous sommes dans un endroit propre, neuf, qui sur tous les sites de réservation sort avec une très bonne recommandation, ça veut simplement dire que ce qui contente les autres touristes ne nous contente pas. Quelque chose chez nous doit mal fonctionner, ou c’est la société de consommation que nous digérons de travers.

Quel monde de con, quelle stupidité de se sentir broyé par lui, de s’être fait piéger durant les vacances alors que nous lui résistons à longueur d’année. Si les enfants n’étaient pas avec nous, nous nous serions dirigés vers les parties les plus reculées de l’île pour y randonner, mais les enfants n’aiment pas marcher, alors nous visitons, nous faisons le tour de l’île, nous suivons les guides touristiques, sautant d’attraction en attraction, chacune avec leur centre pour visiteurs, leur cafétéria et leur boutique à couillandres.

Jeudi 13, Seyðisfjörður, Islande

Nous avons quitté le brouillard pour descendre dans le plus fameux des fjords de l’est. À en croire les superlatifs marketing, nous devions avoir le souffle coupé, mais nous avons juste regardé avec amusement des gamins se baigner dans une rivière glaciale, sous un soleil soudain tiède et agréable. Une terrasse nous a tendu ses bancs de bois où nous avons commandé à manger. Rien de très banal, mais je le note pour montrer que de tels riens tiennent en Islande du miracle (parce que le resto avait décidé de servir deux plats pour le prix d’un).

Seyðisfjörður
Seyðisfjörður

Jeudi 13, Borgarfjörður Eystri, Islande

Nous n’avions pas quitté Seyðisfjörður que la pluie s’est abattue à nouveau. Elle ne nous a lâchés que quand nous avons amorcé notre descente vers un cirque montagneux ouvert sur la mer. Nous avons tourné le dos au sud et aux fjords pour la côte nord-est, où nous attend sans doute le meilleur hôtel du séjour. Les enfants ne se font pas prier pour tester les bains à différentes températures qui surplombent une digue de béton, peut-être construite durant la Seconde Guerre mondiale.

Nous croisons d’autres touristes tout aussi excédés que nous par l’Islande et par les Islandais. L’un revient sur l’île après dix ans et jure qu’il n’y mettra plus les pieds. « Le sud est devenu invivable, il faut le fuir. » Personne ne supporte d’être racketté. À force d’augmenter les prix, les restaurants sont tous vides, celui de notre hôtel compris. Tout le monde se fait sa popote dans la cuisine commune. On y mange mieux qu’en bas où on te fiche un coup de bambou sur la tête.

L’Islande est devenue une arnaque. Tout y coûte entre quatre et dix fois plus cher qu’en Grèce, et on ne va pas dire que l’Islande c’est mieux. Et puis, tu peux tout accepter quand après une journée brûlante tu te retrouves seul sur le stade d’Olympie ou les terrasses de Delphes.

Vendredi 14, Borgarfjörður Eystri, Islande

Au milieu de la nuit claire, j’ai replongé dans Stealing Fire, bouquin assez énervant je dois dire. Sorte d’éloge des friqués de Californie qui ne savent comment craquer leur fortune, et qui, parce qu’ils ont gagné plus d’argent que d’autres, se croient plus malins en tout, alors qu’ils ne le sont qu’en cela. Il est assez amusant de lire une réflexion sur la puissance créative des EMC dans un texte qui ne manifeste en rien cette puissance, se contentant de proposer un catalogue de plus en plus indigeste au fil des pages. Si les spécialistes de la chose ne savent la mettre en œuvre comment leur faire confiance ? Il faudrait qu’ils comprennent un truc : une fois qu’on connaît les EMC, on se moque bien de faire fortune, on a mieux à faire, notre vie devient esthétique.


Je me suis assis au bout de la digue, face aux montagnes ennuagées. Cet endroit est paisible, épargné par le tourisme de masse, il ne possède rien qui puisse être cadré, réduit à une image, il faut l’embrasser dans son ensemble pour commencer à en deviner la beauté dentelée, avec au pied des coulées blanches et vertes les taches colorées des rares maisons. Rien à mettre sur un catalogue, sur un site, rien à faire briller et à montrer avant que ce ne soit vu tel que déjà vu, rien à vendre par avance, sinon la promesse que ce ne sera pas comme ailleurs en Islande. Faut pas exagérer tout de même : le petit dej était compris dans le prix de la chambre, mais un petit dej sans fioriture, une malheureuse tranche de gâteau à la banane impliquait un supplément de 10 €.

Nous ne voyons pratiquement pas de vieux, comme si l’Islande en était dépourvue, ou comme s’ils se tenaient en retrait des touristes, que sans doute ils détestent, et ça ne va pas s’arranger, parce qu’en pratiquant des tarifs prohibitifs, les touristes indépendants comme nous se détourneront et laisseront la place aux tour-opérateurs qui eux sauront négocier des tarifs avantageux, et mettre le couteau sous la gorge des Islandais qui alors auront tué leur poule aux œufs d’or.

La digue est grise, avec de gros anneaux rouillés, des bites d’amarrage également en ferraille, à son extrémité se dresse une antenne, au mat quelque peu tordu. La digue ressemble à un banc dont le dossier serait tourné vers le large. Je m’y appuie, face au soleil, aussi face au vent qui descend des montagnes.

Sur la falaise, devant une maison terre de Sienne au toit bleu pétrole, une mine flottante datant de la Seconde Guerre mondiale est boulonnée sur un piédestal. Un autre vertige guerrier, espèce de morceau de sous-marin, est de même trophétisé devant un entrepôt où hier, lors de mon footing, j’ai entrevu des filets de pêche.


Randonnée, sous un soleil caressant. Après un premier col, le chemin verse dans une vallée verdoyante sous les sommets enneigés et rejoint une plage, avec en amont, posée sur l’herbe, une cahute rouge. Je m’installe un moment au bord de l’eau, persuadé en cet instant qu’aucune œuvre d’art ne peut rivaliser avec la nature, et je me demande pourquoi, comme le faisait mon père, comme l’ont fait tous mes ancêtres, je ne me confronte pas à elle au quotidien. Je ne fais qu’avoir des rendez-vous galants avec elle plutôt que convenir d’un concubinage plus suivi.

Un autre col me ramène vers la route qui, après avoir traversé le village et ses maisons posées en arc de cercle autour de la mer, serpente jusqu’à un petit port de pêche que protège une île où nichent des macareux, des sortes de perroquet de mer. Une fois sur le macadam, tout en regagnant l’hôtel, j’ai suivi sur mon mobile l’étape du jour du Tour de France, sans même en éprouver la moindre mauvaise conscience.

La plage
La plage

Samedi 15, Borgarfjörður Eystri, Islande

Je relis quelques lignes de mon journal et je n’y sens aucune force propre au lieu. J’écris parce que je voyage, pour marquer les étapes de notre périple, mais sans que les puissances souterraines du pays me traversent et me dictent des images lumineuses. Même si mon père avec sa taille de colosse et sa blondeur aurait pu passer pour un nordique, en moi ne coule pas le sang de ces latitudes. J’aime pourtant leurs côtes montagneuses et verdoyantes, j’aime marcher jusqu’aux plages perdues, j’aime cet air frais… mais la petite chanson « Ils t’arnaquent » m’empêche de m’enflammer.


Dans Stealing Fire, les auteurs insistent : on peut devenir addict aux EMC. J’écris parce que c’est le meilleur moyen pour moi de me mettre dans ces états. Je me fiche bien d’écrire des trucs intéressants pour les autres. Et s’il en allait de même pour tous les auteurs ? La littérature ne serait qu’une industrie nocive, comme celle du tabac ou de l’alcool. Les lecteurs ne feraient que poursuivre un ersatz de la joie que les auteurs ont connue en écrivant, et la popularité d’une œuvre serait proportionnelle au niveau d’extase atteint durant sa production, c’est-à-dire qu’un auteur qui jouit avec des histoires simplettes serait capable de faire jouir les foules, et il ne faudrait pas chercher plus loin l’origine des best-sellers.

Samedi 15, Husavik, Islande

Nous avons quitté Borgarfjörður avec un pincement au cœur, tant l’endroit s’élevait au-dessus de tout ce que nous avions vu en Islande, et comme pour nous dire au revoir le ciel s’est mis à pleurer, inconsolable, alors que nous filions vers le nord. Une fois au sommet du col qui marque la passe, nous avons contemplé une immense plaine alluviale, jadis ratissée par un glacier et aujourd’hui sillonnée par les méandres d’une rivière. Nous avons tracé à travers ce paysage verts et gris, sauté au-dessus d’une gorge, puis longé le flanc d’une montagne d’où dévalaient des torrents. Peu à peu le pays s’est minéralisé, nous avons atteint des mamelons caillouteux, à l’aspect lunaire, avant de redescendre vers une plaine irriguée par une rivière de plus en plus puissante. Sous une pluie battante, nous sommes sortis la voir se jeter dans le vide, en un bouillonnement boueux. Il s’agissait de la célébrissime Dettifoss.

De retour dans le 4x4, trempés, nous avons repris la route vers notre guest house du jour. Nous n’avons pas osé y entrer. Il n’y avait personne pour nous accueillir, mais à travers les vitres nous avons compris que ce n’était pas pour nous, peut-être que les pêcheurs d’Islande de Pierre Lotti ne s’y seraient pas trop mal sentit, pas nous autres Européens du XXIe siècle. Nous avons alors foncé vers Husavik, le port spécialisé dans le whale watching, où nous avons loué à la volée un appartement à un prix indécent.

Cette ville est aussi morte que les autres. Les Islandais nous y regardent avec mépris. Je ne me suis jamais senti aussi indésirable en un endroit. J’ai envie de vomir. J’ai bien du mal à contenir ma rage. Je n’arrive pas à lire. J’ai même fini par jouer à un jeu vidéo sur mon iPad, ce qui ne m’arrive que dans les moments de détresse, et même dans ce cas, en général, je préfère aller courir, pas aujourd’hui, non, je suis épuisé à force de déception et de kilomètres inutiles. Partir en Islande, c’est un peu comme jouer ses vacances à la roulette. On aurait dû nous prévenir !

Dettifoss
Dettifoss

Je rouvre Stealing Fire pour me rendre compte que je l’ai terminé alors que mon Kindle m’indique un taux de lecture de 50 % (pour lui les notes font partie du texte principal). Rémi Susan a tout dit sur ce livre qui a le mérite d’avoir réveillé mon intérêt pour les EMC et leur étude matérialiste.


Par les fenêtres de l’appartement, un port, un bras de mer, une chaîne de montagnes enneigées, des Alpes qui auraient été aplaties au rouleau compresseur, leurs sommets enfoncés dans leurs hauts plateaux, ou alors de la matière serait venue pleuvoir entre ces sommets pour les joindre, sans pour autant effacer leurs versants abrupts, mis en exergue par les coulées de neige.

Husavik
Husavik

Dimanche 16, Draflastaðakirkja, Islande

Il est près de 20 h et j’ai encore l’estomac au fond de la gorge après notre matinée passée en mer à la poursuite des baleines à bosse dans la baie de Husavik. Pas plus tôt sorti du port, le chalutier s’est cabré, retombant avec violence, tout en roulant sous les coups des vagues qui le prenaient par le flanc tribord. J’ai dû attraper Émile au vol pour qu’il ne soit pas catapulté à la mer. Nous avons passé les trois heures suivantes à nous cramponner, Tim vomissant à plusieurs reprises, sans que de nombreux autres passagers ne soient en reste. À un moment, j’ai eu très chaud, j’ai ouvert ma combinaison, mon blouson, ma polaire, j’étais à mon tour près de la nausée, victime de sueurs froides, j’aurais dû vomir, je me serai libéré du poids qui me pèse encore.

Après avoir retrouvé Isa, nous avons repris la route vers le lac Mývatn, un endroit assez extraordinaire d’eau et d’îles-volcan. Nous avons escaladé une caldera noire et lugubre, puis poussé jusqu’à des sources sulfureuses jaillissant avec une puissance phénoménale. En route vers notre hôtel, nous avons fait halte à Goðafoss, la cascade des dieux. Le soleil se glissait entre les nuages et les trois coulées de la cascade irradiaient de lueurs turquoise. Le ciel était soudain sublime, et l’Islande aussi.

Puis nous sommes arrivés à l’hôtel, un accueil inacceptable, une chambre en sous-sol, indigne pour 250 €/nuit, pas même une bouilloire pour faire un thé, c’est Isa qui a crisé. Les Islandais nous font sentir pauvres. Après tout, voici une bonne leçon, nous ne sommes que des consuméristes pris à leur propre jeu, tout ça est bien fait.

J’ai toujours l’impression d’être un voyageur débutant. Je sais qu’il faut se poser en un endroit pour s’y creuser une niche, et au contraire je me laisse dévorer par la curiosité, alors je trace la route, passant trop vite devant les endroits sublimes, que je ne vois pas mieux que si je les voyais en photo. Au final, je suis frustré, j’ai claqué du fric et de l’énergie… et les mois passent et je recommence la même ânerie. Mais comment aurais-je pu savoir que Borgarfjörður était l’endroit qui nous convenait ?

Whale Watching
Whale Watching

Lundi 17, Draflastaðakirkja, Islande

Journée de rien. On traîne à l’hôtel, on va à Akureyri, la capitale du nord, nichée au fond de son fjord. Pendant que je grimpe au sommet du mont Súlur, en surplomb de la ville, Isa et les enfants vont à la piscine. On se retrouve dans une boulangerie, on grignote, retourne faire un coucou à Goðafoss avant de rentrer coucouner, dans une nouvelle chambre bien plus agréable. Nous ne nous sentons plus aucune obligation. Demain nous reprenons la route, en espérant que le temps sera aussi clément qu’aujourd’hui (il n’a presque pas plu).

Mardi 18, Draflastaðakirkja, Islande

Quel plaisir de s’éveiller dans une chambre illuminée par le soleil qui se jette sur nous à travers des deux fenêtres d’angle, percées dans des murs d’un blanc immaculé. Au loin les montagnes au-delà des champs, avec le tracé d’une rivière, parallèle à celui d’un chemin où pratiquement jamais personne ne passe, sauf nous tout à l’heure quand nous reprendrons notre périple.


J’ai fini par lire Progress. Je n’y ai rien appris, mais j’ai reçu une bonne leçon d’optimisme. Nous avons tendance à parier que l’avenir sera noir pour nous préparer aux pires éventualités, c’est une arme de survie mise en place par l’évolution. Nous ne devons pas nous laisser abuser par ce biais. Plutôt nous devons regarder les chiffres, tous les chiffres, voir en quel sens ils évoluent. Et alors l’humanité irait plutôt mieux que par le passé. Ça ne veut pas dire que tout est parfait, mais les tendances globales sont à l’amélioration, pour peu qu’on ne se focalise par sur les épiphénomènes. Je devrais m’imposer cette façon de voir les choses, mettre de côté l’émotionnel qui brouille souvent ma vision. Je devrais commencer par appliquer cette stratégie cognitive à notre voyage en Islande. Surtout ne pas penser que le beau temps de ce matin rencontrera cet après-midi des nuages de pluie.

Mardi 18, Olafsfjordur, Islande

Les enfants aperçoivent une piscine avec toboggans et nous imposent un arrêt dans une zone pavillonnaire. Ils foncent se baigner, sous un ciel désormais noir, je n’ai même pas envie de quitter la voiture, tant l’endroit est lugubre, quelques maisons posées comme il se doit au fond d’un petit fjord sans charme. Que doit être la vie ici ? La même qu’ailleurs.

Mardi 18, Hvammstangi, Islande

Après la piscine, nous sommes repartis sous un ciel menaçant. La route est entrée dans un tunnel, à une voie, où il fallait se croiser aux passages élargis à cet effet, et nous avons débouché dans une vallée, comme on n’en atteint qu’en randonnée, puis un autre tunnel nous a précipités sur une belle ville, Siglufjörður, avec des maisons rouges, jaunes, vertes et bleues, une harmonique primaire, terriblement efficace sous la grisaille. Un port, quelques bateaux de pêche, une pâtisserie où nous avons grignoté, avant de reprendre la route, encore une fois avec la pluie. Plus rien ne nous séparait du pôle nord, sinon la mer étale. Nous avons tourné le dos au septentrion et longé la côte jusqu’à la piscine de Hofsós, un rectangle bleu perché au-dessus de la mer, avec des cabines et une réception enterrées sous une pelouse, mais trop de baigneurs se pressaient dans le jacuzzi. Alors encore la voiture, encore des paysages répétitifs, des champs détrempés, des collines sans relief, des lignes et des courbes sans consistance, jusqu’à notre destination du soir, un nouveau port de pêche, balayé par un vent froid et humide.


Je lis le chapitre 8 de L’été 80, le plus beau du livre, une merveilleuse description de tempête, qui débute par des phrases à la voie passive, puis qui prennent de la consistance et finissent par tonner comme la mer démontée. Une belle leçon d’écriture, et en même temps je sens Duras qui s’amuse, qui joue de se son art pour en jeter, qui faute d’avoir quelque chose d’important à dire balbutie avec la manière, pour se cacher derrière des frasques qui ne lui sont pas habituelles. Impression de lire sur le Net le résultat d’un atelier d’écriture, un texte que prolongé trop longtemps étoufferait même le lecteur le plus diligent.

Après la tempête, Duras parle de Gdansk, de la Pologne, des prémices de la chute du mur de Berlin, elle s’enthousiasme, oubliant qu’au début de son livre elle croyait encore à la toute-puissance de l’URSS. Mais elle n’est pas revenue sur ses propos, elle est restée fidèle au journal, elle s’est interdit le repenti, rigueur n’a plus aucune importance vue d’aujourd’hui, reste l’incohérence.


Hier soir, je suis allé faire un dernier tour du village, avec l’appareil photo en main, à tenter de capter les couleurs qui frappaient le ciel gris. Un sens architectural dans certaines maisons, pour la plupart moins horribles que nos pavillons néoprovençaux. Elles s’étagent en lignes parallèles à la côte, cherchant à se dresser les unes au-dessus des autres pour apercevoir l’eau. Cette vue nourricière agrandit l’espace intérieur, celui de la demeure comme celui de l’esprit. Voilà qui explique la forme des villes, du moins celles que j’aime, qui vallonnent et qui, quand la mer ou la montagne manquent, se regardent elle-même.

Silo
Silo

Mercredi 19, Bjarkarholt, Islande

Je devrais ne rien dire. Route monotone, sur un ciel invariablement gris. Quand nous sommes entrés dans la région des fjords de l’ouest, le plafond était bas, nous plongions dans les nuages, avant de piquer vers la mer où se reflétaient les falaises, doublant la profondeur apparente des gouffres abyssaux, faussant la perspective, si bien qu’à un moment j’ai cru que nous basculions dans le vide. Et ça tournait, et encore, et tout était invariablement vert, sillonné de cascades primordiales. Nous nous sommes arrêtés à Flokalundur pour acheter les billets pour le ferry qui vendredi nous rapprochera de Reykjavik, l’addition aussi élevée que le vol de retour vers Londres. Pendant qu’Isa et Émile prenaient une soupe, j’ai regardé avec Tim l’étape du Galibier sur l’iPad, tout ça grâce à la 3G locale. Et puis, oui, je devrais me taire. Nous sommes arrivés à notre guest house et nous avons éprouvé un grand moment de solitude. C’était un peu comme atterrir dans une de ces zones pour camping-cars aux US, avec devant nous une baraque à demi en ruine. Nous avons fait front, nous n’avons pas fuit, nous avons laissé les enfants à leur séance de jeu, et sommes allés explorer la vallée qui s’ouvre dans notre arrière-cour, avec deux cascades bondissant depuis les hauteurs. La marche nous a fait du bien. Un torrent nous a arrêtés, nous avons remonté son cours jusqu’à un plateau. La vue était sublime. Nous ne pouvions pas nous plaindre des autres touristes. Nous avions quitté les sentiers battus et suivi ceux tracés par les moutons.

Jeudi 20, Bjarkarholt, Islande

Avec mes photos, en les cadrant, je pourrais donner l’illusion que nous en avons pris plein les yeux durant notre voyage, et puis notre mémoire s’altérera, je finirai par douter de ce que j’ai écrit, me souvenant que les enfants finalement ont été plutôt cool, sauf quand la route n’en finissait plus, tout cela pour atteindre comme ce matin une immense plage où le jaune du sable posait une touche chaleureuse sur le brouillard qui masquait les sommets.

En Islande, je n’ai pas l’impression d’être confronté à une nature puissante et sauvage, vers les hauteurs règne le minéral, en dessous se déroulent les prairies abandonnées aux moutons ou aux chevaux. Aucun espace ne paraît oublié des hommes, peut-être parce que des routes y mènent, mais aux US les routes mènent dans des endroits réellement extraordinaires.

Nous sommes retournés explorer la cascade derrière notre bungalow. Nous avons construit un gué pour franchir le torrent et explorer le fond de la vallée avec d’autres cascades. Après Isa et les enfants sont allés se baigner dans une piscine alimentée par une source chaude naturelle. Une fois réchauffés, ils se sont plongés dans l’océan, en même temps qu’un garçon islandais d’une dizaine d’années.


Ciels gris, verts écrasés au-dessous, reflet des falaises brumeuses dans les eaux immobiles des fjords, routes tortueuses et graveleuses, praires infinies, des paysages sombres et menaçants, des cascades chargées des humeurs éternelles, j’ai les ingrédients de descriptions puissantes, qui pourraient réveiller des peurs ataviques, des menaces sourdes et aussi agréables, parce qu’elles nous rapprocheraient les uns des autres, nous uniraient contre les éléments. On peut faire de la littérature avec de mauvaises expériences de vie, et c’est peut-être un devoir pour l’écrivain de ne pas toujours être dans l’extase.

Plongée dans les nuages
Plongée dans les nuages

Vendredi 21, Ferry Baldur, Islande

Avoir 54 ans dans les brumes islandaises, ça pourrait être le titre d’un roman intimiste, une histoire d’amour, deux voyageurs qui passent les journées à baiser, ne prenant la route que pour changer de nid, se mettant quelques images dans la tête, question de cristalliser les souvenirs, parce que baiser, ça ne fait pas mémoire, quoi que.

Stealing Fire inaugure une nouvelle dictature du capitalisme, où les EMC aideraient à souder les groupes, où l’exigence serait d’entrer en communion avec ses collègues de travail exactement comme les Navy Seals sur le champ de bataille. Aussi une nouvelle industrie du divertissement, qui aurait pour ambition de provoquer en nous des EMC extatiques, tout ça sans réussir à nous faire prendre de la distance avec les mécanismes élémentaires du business. Les auteurs prétendent que les EMC aident à gagner de nouvelles perspectives sur l’univers, mais eux-mêmes ne remettent en cause aucun des dogmes de la Silicon Valley.

Notre ferry s’éloigne du quai, nous quittons les fjords de l’ouest et leur brume, sans en éprouver le moindre pincement de cœur.


Isa parle avec des touristes ravis de leur voyage. Pas choqués par les prix, admiratifs des brumes, des oiseaux, des cascades. Ils en redemandent. C’est nous qui avons un problème. Peut-être simplement parce que, après une bonne marche, nous aimons nous poser lire, rêver, méditer, nous adonner au temps long… et ici le froid nous en empêche. Nous voyons les autres touristes, descendre de leur voiture, prendre des photos, courir jusqu’à un truc à voir comme si au Louvre ils allaient jusqu’à la Joconde, puis reprenaient la route, pour s’arrêter à Orsay ou à l’Orangerie. Ils sautent d’activités programmées en activités programmées, en groupe ou avec des guides, à écouter leurs explications, comme à l’école. Nous sommes plus intuitifs, nous aimons nous laisser prendre, nous ne voyageons pas pour apprendre, mais pour que le lieu change notre regard. Et parfois ça ne marche pas, d’autant plus quand les enfants s’ennuient, que nous n’arrivons pas à les attirer jusqu’à la Joconde, quand ils s’en fichent de son sourire équivoque, et que nous aussi d’ailleurs. Parce que pour la goûter la Joconde, il faut passer des heures avec elle, il faut l’explorer sur toutes ses pentes. Nous n’avons pas réussi à trouver le temps islandais, à nous glisser dans une temporalité compatible avec le lieu. Pendant que les autres touristes rejoignaient tard leur logement pour repartir tôt, avec le désir de tout voir, de tout circonscrire, nous étions déjà rassasiés d’images et en rajouter devenait chez nous inutile. Peut-être que nous l’avons en nous maintenant cette Islande, quelles qu’aient été nos impressions du moment, et nous saurons l’aimer à distance. Il nous faudra un peu plus de temps qu’aux autres.

Attente du ferry
Attente du ferry

Samedi 22, Arnarstapi, Islande

Une ville portuaire au pied des montagnes. Sur le toit de l’immeuble le plus haut, situé dans le centre, un homme court, il trébuche et tombe dans le vide.

Non, ce n’est pas une scène vue en Islande, mais l’exemple d’une narration logique et analytique (A => B => C, Courir => Trébucher => Tomber) doublée d’une perspective à ligne de fuite centrée (photographie de la ville, avec l’immeuble évident qui attire le regard). Cette façon de décrire, et donc d’écrire, et la plus commune, celle des livres à succès. Elle provoque une immédiate projection mentale et n’exige aucun effort d’imagination.

Une ville portuaire au pied des montagnes où poussent des dizaines d’immeubles tous plus hauts les uns que les autres. Sur les toits, des hommes armés. Dans les rues des manifestants qui chantent, hurlent, se jettent des slogans à la figure.

Pas de sujet central dans cette description, pas de ligne de fuite, il faut regarder en tout point (all over) pour se fabriquer des dizaines de sujets, qui tous interagissent les uns avec les autres, selon une approche holistique/rétroactive. Je pense plutôt comme ça, j’aime les images sans sujet, sinon leur ensemble (la manifestation), j’écris souvent comme ça, ce qui impose au lecteur de se promener dans le texte pour y tracer son chemin.


Dans La muraille et les livres, une des notes d’Enquêtes, Borges écrit : « Cette imminence d’une révélation, qui ne se produit pas, est peut-être le fait esthétique. » J’en suis persuadé, et voilà encore une justification métaphysique du point aveugle, puisque l’artiste cherche quelque chose qu’il ne peut trouver.


Je tire les rideaux, ouvre la chambre à la lumière sans contraste, sans couleur, sans chaleur. J’aperçois le haut des falaises herbeuses que nous avons parcourues hier soir, survolées par des sternes arctiques qui pêchent des vers entre les herbes, au-delà l’océan, à peine plus sombre que la brume. Les gouttes de la pluie infatigable dégoulinent sur la baie vitrée jusqu’à un montant qui les force à pleuvoir à nouveau, et à rejoindre le sol avec un ploc de métronome. Un temps parfait pour lire, ou pour reprendre la route.

Samedi 22, Reykiavik, Islande

Nous nous promenons dans les rues commerçantes, nous trouvons des restaurants moins chers que dans les bleds, nous mangeons un hamburger en regardant le match de foot féminin Islande-Suisse de l’Euro 2017, nous faisons les boutiques… Ça pourrait être une fin de voyage agréable si, dans notre guest house, nous n’étions pas quatorze sur deux salles de bains minuscules. L’accueil dans ce pays est définitivement lamentable, et tant que des cons comme nous seront là pour payer, que les Islandais en profitent.


Dans Être jeune, le Général Mac-Arthur écrit : « La jeunesse n’est pas une période de la vie, elle est un état d’esprit, un effet de la volonté, une qualité de l’imagination, une intensité émotive, une victoire du courage sur la timidité, du goût de l’aventure sur l’amour du confort. » Je dois donc me faire vieux, car le confort m’importe, du moins quand je paye des sommes qui me paraissent astronomiques.

Dimanche 23, Reykiavik, Islande

Sous la pluie battante, une boucle jusqu’au Blue Lagoon, le énième piège à touristes, où les bus déversent leurs cargaisons de chairs obèses, puis retour en ville et découverte d’une merveilleuse boulangerie spécialisée dans les cinamon rolls, aussi bons que ceux de Pike Market à Seattle. Pendant que les enfants et Isa se baignent, je feuillette un journal local. Un article évoque le possible crash de l’industrie du tourisme en Islande. En 2010, 500 000 visiteurs, 1,8 million en 2016. La croissance est démente : 40 % par rapport à 2015, et ça continue (ce qui explique pourquoi le cours de la Courone islandaise flambe). Tout le monde veut construire des hôtels. On les voit d’ailleurs qui poussent partout, au bord des routes, au milieu des champs, sans la moindre intention d’offrir autre chose que des chambres où poser ses valises pour une nuit. L’analyste estime que le pays peut avaler 2 millions de touristes/an, mais personne ne veut voir cette limite, déjà épouvantable : pour une population de 340 000, ça donne pratiquement 6 touristes/Islandais, contre 1,2 touriste/Français, ce qui fait que l’Islande ressemble à Saint-Tropez et à tous ces beaux villages à fuir. Quand on croit en la croissance infinie, le crash n’est jamais loin. Nous n’en sommes que les premières victimes.

Lundi 24, Reykiavik, Islande

Nous attendons notre vol pour Londres. En quittant la guest house, il faisait soleil, un pied de nez. Frappés par les rayons rasants du petit matin, les champs de lave autour de la route faisaient penser à des modélisations fractales du sol de planètes lointaines. C’était beau.

Lundi 24, Gatwick

« Je n’ai jamais été aussi bien de tout le voyage », plaisante Isa, qui pourtant a pris des centaines de fois l’avion dans cet aéroport qu’elle déteste. Mais c’est vrai qu’installés dans le Starbuck nous pouvons bouquiner durant des heures dans un confort relatif.


Dans Le temps retrouvé, Proust glose sans fin sur le vieillissement relatif des gens du monde, montrant combien ils ont changé pour mieux montrer combien dans sa mémoire ils ne changent pas, et il me semble que personne ne pourrait avoir la même conscience du temps aujourd’hui, à moins d’écrire à cent ans… parce que soit nous mourrons jeunes, assez brutalement, soit nous durons et, à moins de 50 ans comme l’avait Proust quand il écrivait, nous en paraissons trente d’alors.

Mercredi 26, Balaruc

« Tant qu’un auteur se borne à faire le récit d’événements ou à dessiner les imperceptibles méandres d’une conscience, nous pouvons le supposer omniscient : dès qu’il s’abaisse à raisonner, nous savons qu’il est faillible. » Voilà ce que dit Borges, qui vaut pour Duras dans Été 80, qui vaut aussi trop souvent pour moi, mais n’est-ce pas la faillibilité qui est intéressante ?

Jeudi 27, Balaruc

J’ai publié un article critique sur l’Islande qui cartonne, preuve que l’Islande s’est installée dans le rêve collectif, qu’elle est devenue un mème puissant, et que le critiquer n’est pas encore commun, ni même vraiment acceptable. C’est vrai que ce pays est photogénique, je m’en rends compte en mettant au propre mon carnet. Tout le monde tombe dans ce piège. Moi, je ne voyage pas pour faire seulement des photos. Quand j’arrive dans un hôtel perdu et qu’on me dit qu’il n’y a pas le moindre sentier pour aller crapahuter, que toutes les terres autour sont privées, je n’aime pas du tout.

Vendredi 28, Balaruc

Quand je lis que les riches feraient des choses différemment que nous autres, ça m’énerve un poil, parce que les riches font surtout comme nous, malheureusement : ils regardent les mêmes séries à la con, ils racontent des blagues foireuses pour combler les vides lors des repas ennuyeux, il leur arrive de baiser, désolé, mais oui, ils font caca et pipi comme nous, ils peuvent être sujets à la dépression, ils peuvent se faire plaquer…

Vendredi 28, Pézenas

Je replonge dans le texte sur mon père, c’est douloureux, je peine, je doute, je ne sais pas où je vais, alors je profite d’une occasion, d’un repas, pour fuir la maison. Il fait 34°, mais, à l’ombre des vieilles rues, règne cette douceur estivale parfaite, qui me fait dire voici l’été, qui fait oublier le corps, tout en laissant l’esprit vif.

Sur la place, un homme étrange, une sorte d’homoncule chauve et moustachu, allongé en position fœtale dans un fauteuil roulant, poussé par une femme coiffée d’un canotier. Il a une tête normale, qui paraît énorme par rapport au reste de son corps. Il porte une impeccable tenue blanche. Des tubes quittent son corps pour rejoindre un appareil situé sous son fauteuil. Vivre jusqu’au bout, c’est tout ce que je peux penser. Respirer cette douceur jusqu’au bout, avec l’exigence de bouger le corps chaque fois que les pensées s’enlisent. Hier, j’ai lu que la lumière favorisait la guérison après une opération et réduisait les chances de tomber en dépression. Raison de plus pour chercher la lumière.

Un joueur de guitare arrive, il s’installe devant la fontaine. Il doit avoir vingt ans, il a un look à la James Dean, il fume comme on fumait à l’époque de James Dean. Certaines manières ont la vie dure.

Le tuyau sort de la gorge de l’homme en fauteuil. Une assistance respiratoire. J’imagine qu’il effectue sa dernière sortie, qu’il respire une dernière fois l’été et cette foison architecturale au cœur de la ville ancienne. Savoir que c’est la dernière fois, ou l’avant-dernière. Il faudrait toujours vivre comme ça, ce qui impliquerait l’interdiction de se plaindre, puisque les conséquences des plaintes n’auraient plus aucun intérêt.