Je voudrais commencer par un commentaire que m’a adressé un de mes amis : « À moins que cela m’ait échappé, je te trouve bien discret sur l’insupportable pédanterie woke des IA et leur absence totale d’humour, digne de prédicateurs baptistes ou salafistes. Après deux ou trois essais de conversation avec ChatGPT, ça m’a donné une telle nausée que j’ai décidé de boycotter ces merdeux. D’ici quelques années il faudra prendre le maquis, et pas à mains nues… »

Après deux ou trois tentatives d’écouter du free jazz, peut-on en déduire que cette musique n’est que du bruit ? Après avoir vu deux ou trois tableaux abstraits, peut-on en conclure qu’il ne s’agit que de barbouillages ? Après avoir regardé deux ou trois films d’art et d’essai, peut-on affirmer que le cinéma indépendant est ennuyeux ? Après avoir lu deux ou trois articles de presse sur la physique quantique, peut-on jurer que cette salade n’est que de la masturbation intellectuelle ? Après avoir lu deux ou trois phrases d’un roman, peut-on critiquer l’œuvre ?

Sans jamais m’ennuyer, même si je me suis souvent énervé, j’ai passé des centaines d’heures à dialoguer avec les IA, et à les faire parler à travers leur API et je n’ai toujours pas compris ce qui nous tombe sur la tête. J’ai la sensation de vivre une rupture historique, un moment où les lendemains ne peuvent plus ressembler aux jours d’avant, une des très riches heures de l’humanité, mais je suis encore incapable de dire si c’est pour le mieux et le pire, alors je cherche à comprendre, à voir, à sentir, et pourquoi pas à donner une direction artistique à ce qui nous arrive, avec l’espoir fou de créer de la beauté.

Après avoir échangé deux ou trois mots avec un voisin de bus, peut-on estimer son QI, sa sensibilité, son alignement politique, son honnêteté, sa gentillesse ? Parce qu’il bégaie comme Modiano, peut-on en déduire qu’il est un mauvais écrivain ? Parce qu’il défend les femmes, qu’il est woke ? Parce qu’il court sous la pluie, qu’il a peur de quelque chose ? Parce qu’il est mal fringué, qu’il est pauvre ?

Quand on pose des questions cons aux IA, elles répondent connement et nous renvoient notre propre connerie. Mais quand on est précis, quand soi-même on sait vers où aller, elles peuvent nous aider. Par exemple, certaines des questions posées plus haut ont été imaginées par ChatGPT suite à celles que j’avais moi-même formulées. J’en ai écarté d’autres comme « Parce qu’un artiste explore des sujets sombres, qu’il est déprimé et pessimiste ? » ou « Parce qu’un film est lent, qu’il est automatiquement ennuyeux ? »

Une erreur maintenant commune est de croire les IA intelligentes et d’attendre d’elles qu’elles devinent nos pensées et nos attentes. Mais elles n’ont encore aucune empathie, rassurez-vous. Et donc, dialoguer avec elles, c’est toujours un peu étrange, un peu inhumain, un peu expérimental, et j’adore ça, pour ma part. C’est comme jouer avec du langage pur, avec la potentialité des mots dans un absolu imaginaire.

Dans mon carnet de février, j’ai écrit : « Moins les gens ont d’expérience avec les IA, plus ils en parlent (en mal). » C’est vrai au sujet des IA, comme de beaucoup d’autres sujets. On se sent souvent dans le devoir de donner son avis sur tout sans avoir pris plus de deux ou trois secondes pour réfléchir. On est sur des rails et incapable de changer de voie, ou même de regarder le paysage. Mais merde, il nous arrive un truc énorme. Et vous voulez que je ferme les yeux et me prenne le mur en pleine gueule sans avoir rien fait.

J’ai écrit Le Peuple des Connecteurs il y a dix-neuf ans exactement (je l’ai commencé le jour de la naissance de Tim dans la chambre de la maternité). J’y ai parlé des dérèglements du monde, de l’écologie à la pauvreté, des crises systémiques et des changements qui s’imposent pour les dépasser. Peu de gens m’ont lu ou compris, mais j’ai mis ma vie en accord avec mes idées. Je ne pouvais peut-être pas changer l’Histoire, mais je pouvais la vivre les yeux grands ouverts, en sachant que je faisais de mon mieux, et je n’ai pas d’autres ambitions avec les IA.

COMPRENDRE, COMPRENDRE, COMPRENDRE…

Et impossible de COMPRENDRE en restant à distance, impossible de juger, d’apprécier ou de détester. On se retrouve sinon dans la peau de celui qui a peur de l’étranger et de l’étrangeté, de celui qui se replie sur ce qu’il connaît de crainte d’être déstabilisé, voire remis en question. Moi, je n’attends que ça, la remise en question, le bouleversement des repères et des perspectives.

Et là, en ce moment même, je doute de tout ce que je prenais pour acquis. La littérature, la musique, le cinéma, la photographie… Je ne sais plus où est ma place. Est-ce que je dois écrire un livre de plus ? Prendre une photo de plus ? Je ne sais pas, ou plutôt je ne sais plus comment faire, puisque maintenant les machines sont aussi capables de faire ? Je dois donc faire autrement. Si c’est sans elles, pour aller où elles ne peuvent aller, si c’est avec elles, pour moi-même aller où j’aurais été incapable d’aller.

Vivre pour moi, c’est explorer. Je ne peux pas concevoir de m’arrêter sur les idées qui seraient les miennes à un instant t. J’affronte le réel de l’époque à ma façon. Je m’interdis de fermer les yeux, ce qui ne me demande pas beaucoup d’effort.

Sous prétexte que j’expérimente avec les IA je serais insensible. On me dit : « Tu travailles seul dans ton coin et tu écris avec des IA, c’est cela ? Que fais-tu de la relation entre les humains, de l’art de la relation ? » Un commentaire tombé alors que je rentrais d’une matinée à pédaler et à papoter avec une dizaine de copains. Mais quel rapport entre travailler seul sur un projet et perdre tout sens de la relation ?

Nous autres écrivains travaillons souvent seuls, ce qui ne nous empêche pas d’écrire sur les autres. Je ne suis pas cinéaste, et pas vraiment photographe, je ne suis pas obligé d’avoir des modèles vivant sous les yeux quand j’écris. Dans l’isolement de l’écriture, je restitue tout ce que j’ai capté en une vie. Je ne vois pas le lien entre la solitude du travail et l’art de la relation ? Pour mes trois livres sur Didier Pittet, il a bien été nécessaire que nous entretenions une relation forte, qui depuis a fait de nous les meilleurs amis du monde. Et c’est peut-être à cause de cette relation forte que les livres ont été traduits en plus de vingt langues, et que tous les jours ils inspirent des soignants dans des dizaines de milliers d’hôpitaux.

Je cherche à me défendre, et ça m’énerve. Les IA sont des machines à interconnecter, nos mots, nos textes, nos paroles, nos mouvements, nos œuvres. Nous pouvons les utiliser pour nous interconnecter, pour devenir un peuple de connecteurs, et donc selon mes théories traverser la crise de la complexité, comme nous pouvons les utiliser pour nous isoler et nous enfermer dans un système moribond. Je ne sais pas vers où nous nous dirigeons. Notre monde ne me plaît pas toujours, et sa tendance suicidaire me terrifie souvent. Pour autant, toutes les pistes capables d’infléchir la trajectoire méritent d’être envisagées. Ranger d’emblée les IA dans la catégorie des armes de destruction massive n’a aucun sens. Vous pouvez le faire, mais les IA ne disparaîtront pas pour autant, et leur influence ne fera que prospérer dans un sens qui vous déplaira. Votre passivité sera coupable, parce que vous nous aurez rien fait pour aller contre la pente qui vous répugnait.

D’autres commentaires sous-entendent que je me mets en parenthèse puisque je demande aux IA d’écrire à ma place comme avec mon projet Daylog. Mais c’est le contraire que je suis en train de faire. Daylog, c’est un code de plus en plus conséquent. Je suis tout entier derrière ce qu’écrivent pour moi les IA. Il s’agit simplement d’une autre écriture, d’une nouvelle forme d’écriture.

Nos œuvres n’ont plus à viser une stabilité canonique, elles peuvent se déployer dans le temps, à partir d’un scénario. Je devrais donc renoncer à cette possibilité totalement dingue ? Mais au contraire, la remise en cause du statut des œuvres écrites me fascine. Plein d’auteurs continuent de produire des textes à l’ancienne, et plein de gens sont là pour crier aux génies, à l’innovation et à la révolution. Tant mieux. Pendant ce temps, je travaille à ce qui est propre à aujourd’hui. Parce que c’est là que j’ai envie de vivre, et pas ailleurs.

Bien sûr qu’il est tentant de rentrer dans le rang, de se plier à ce qui est attendu, mais il est trop tard pour moi. Je continue mes expériences sans aucun soutien institutionnel, avec mes fonds propres, parce que le plus important c’est de vivre un moment exceptionnel dans l’histoire de l’humanité. C’est une chance folle, même si par ailleurs il y a comme toujours de quoi se lamenter.