Mardi 1er, Nantes

Tenir un journal serait si bénéfique pour la santé mentale qu’il faudrait se forcer. Titre d’un article éloquent : yoga journal. J’adore ce penchant anglo-saxon pour les méthodes qui rendraient la vie meilleure. Mais ma pratique du journal n’entre pas dans la bonne catégorie, puisque, le plus souvent, je ne l’écris pas le soir pour y raconter les malheurs de ma journée, mais plutôt le matin quand je m’éveille et que des idées me traversent.


Latour rabâche que la croissance pour tous est impossible, prenant cette affirmation pour un fait démontré. Se faisant, il s’enferme dans une idéologie. Je concède que sur les bases actuelles la croissance perpétuelle pour tous est impossible, mais pour autant, pourquoi n’existerait-il pas d’autres bases, plus respectueuses de la biosphère, des humains, des ressources ? Dire que nous n’avons plus le temps de découvrir ces nouvelles bases n’est pas audible. Ça voudrait dire que mes enfants n’ont plus le temps. Au contraire, ils pourraient avoir le projet fou de découvrir de nouveaux modèles de développement. Tous les jours, quand je lis les news scientifiques, je constate que la recherche avance, vite, dans toutes les directions, ce qui me procure beaucoup de joie et d’espoir.


Mon hôtel étant près du château des ducs de Bretagne, je traverse la vieille ville jusqu’à la place Royale, puis me pose cours Cambronne, un long jardin planté de vieux magnolias et tilleuls, avec entre eux des parterres fleuris de gros bouquets colorés. Des façades classiques sans attrait, sans fantaisie, sans le moindre génie artistique, qui me disent le passé commerçant de Nantes, une ode au rêve étroit des bourgeois, peu enclins à mettre l’éthique ou l’art avant leur porte-monnaie.

Je reviens à Nantes pour la seconde fois, et la ville me redonne la même impression que la première fois : largeur ostentatoire de ses vieilles rues prétentieuses, et ce matin pas de cafés chaleureux ouverts dans ce coin, rien que la froideur des devantures de boutiques banalisées.

Cette ville sent la jeunesse, comme si le temps avait refusé de la marquer, et pourtant Gracq m’en a donné une impression plus étouffante et mystérieuse. Il s’est produit des ravalements de façade radicaux. Je respire mieux sur les quais, dans les secteurs industriels, moins minéraux, avec des ciels et de l’eau.

Brise rafraîchissante. Air atlantique, une texture atmosphérique sans rapport avec celle de ma Méditerranée. Au-dessous, un calme provincial, ce calme des dimanches matins avant la messe, quand les vieux sortent leurs chiens et que les enfants entraînent leurs parents aux dehors, la mère aux yeux encore embrumés de sommeil, le père qui traîne sa fatigue.

Les centres-ville ont quelque chose de trop propre désormais, une attention hygiéniste, pour se donner bonne conscience. Rien de travers, pas le moindre laisser-aller, une exemplarité maladive, surtout quand les chiens chient dans l’herbe et que les propriétaires ramassent leurs merdes. Mais que tout cela manque de terre, de verdure, de débauche végétale et d’un peu de hasard.

Nantes
Nantes

Mercredi 2, Balaruc

Je fais des maths avec Tim, et je n’en dors pas de la nuit, parce que les maths comme la programmation placent mon cerveau dans un mode fou. Heureusement, je fais du vélo par un temps printanier, tant on dirait que nous avons sauté par-dessus l’hiver.

Jeudi 3, Balaruc

Latour définit le projet moderniste : aller du local vers le global, et même une opposition entre le local jugé archaïque et le global rêvé comme émancipateur. Alors survient un troisième pôle : Gaia, en même temps locale et globale, au-dessus et au-dessous. Nous ne pouvons pas tendre vers Gaia ou nous en éloigner, nous sommes en elle, dans son ventre. Je cherche à relier cette vision à ma pratique du vélo, je devine une connexion, mais j’ai l’impression qu’il manque une cheville pour que tout se coordonne et s’organise. Je me tiens au bord d’un fleuve sans être capable d’y plonger.

Le propre de Gaia est de réagir à nos actions, de ne pas être passive, réduite à un concept. Quand je pédale, je sens Gaia, je la vois se transformer de jour en jour, je la vois saigner ou au contraire sourire, et je réagis avec elle. Je me fais plus terrestre, moins abstrait. J’en reviens à une matérialité à laquelle le projet moderniste tente encore de m’arracher. Mon passage à Nantes a été édifiant à ce titre, les Utopiales organisées à l’ancienne, selon le mode moderniste, hors de la perspective temporelle qui nous occupe, ce qui était pour le moins paradoxal vu la visée thématique de ce salon : la science-fiction.

J’ai été confronté à de grands écrans, à une scène où trois ou quatre personnes discutent pendant que les autres écoutent. Une forme de hiérarchisation qui manque d’intimité, de proximité, d’interdépendance, de terrestre. Il y a ceux qui ont pris place à bord de la fusée lancée vers le futur et ceux qui la regardent s’envoler. Rien de conscient, aucune volonté, juste la tendance de répéter des schémas éculés sans les questionner. Je ne me suis pas senti bien ; mes rares connaissances, toutes désireuses de réserver leur siège dans la fusée. Et moi de refuser de monter à bord. Et de retour sur les réseaux sociaux, de voir des milliers d’autres personnes se battre pour leur place, sans comprendre que leur fusée s’apprête à exploser.

Samedi 5, Balaruc

Soir
Soir

Dimanche 6, Balaruc

Bellevue
Bellevue

Lundi 7, Paris

Tout au long de la remontée de la vallée du Rhône en TGV, le Ventoux, puis la chaîne alpine enneigée se sont dessinés dans l’air translucide. J’éprouvais une douleur physique d’en être tenu à l’écart, comme quand je voyageais en voiture, et qu’une frustration inexplicable gonflait en moi, sans que je sois encore capable de comprendre ce qui était bon pour mon corps et ma santé mentale. Une fois à la hauteur de l’aéroport de Lyon-Saint Exupéry, dans la vallée ouverte entre deux collines, se dressait le Mont-Blanc.


Tombée de la nuit, puis la nuit, mais encore tôt, je marche, et impossible d’être indolent comme quand j’étais jeune. Il me faut non seulement prêter attention aux voitures, mais aussi aux vélos, aux trottinettes. La ville est devenue une ruche où les insectes se frôlent et se hurlent dessus.

Je n’incrimine pas ceux qui délaissent la voiture ou les transports en commun bondés et erratiques, mais tous ceux qui continuent d’utiliser leur voiture, qui ne remettent pas en cause les modalités du XXe siècle. Leur non-renoncement à un système de transport insoutenable en ville me rend la marche désagréable et stressante. Impossible de plonger dans mes pensées, et de me laisser influencer par l’environnement urbain. Je suis sans cesse aux aguets, attentif.

Alors que je bois un verre avec Hubert, en terrasse parce qu’il fait encore doux, nous entendons un hurlement. La porte d’un taxi garé en parallèle d’une piste cyclable s’est ouverte et un cycliste s’y est encastré. J’ai connu ces désagréments à moto. Les automobilistes sont incapables de se mettre en retrait. Il faut réviser le Code de la route. Faire des automobilistes les usagers les moins prioritaires. Puis pénaliser leurs crimes. Il faut les contraindre pour que leur vie se complique.

Mardi 8, Paris

Traverser des paysages en voiture ne m’en donne aucune conscience intime. Il me faut marcher ou pédaler loin de l’asphalte pour sentir combien nous n’avons plus accès au monde, tant il est privatisé, ce qui alors devient douloureux. Je suis moi-même propriétaire, et pas prêt à renoncer à mes terrains, mais peut-être qu’il y a une limite de surface raisonnable à attribuer à chacun. Et alors quand on possède davantage, on ne devrait pas vendre, mais autoriser le passage.


Article stimulant sur les limites des parcs naturels, où la nature serait livrée à elle-même, ce qui est une chimère, alors qu’à côté, par contraste, tous les saccages seraient permis. Il est temps de naturaliser l’ensemble du monde, non seulement des bouts de territoires. Nous sommes dans la nature où que nous nous trouvions. On ne peut écologiser à temps partiel : d’un côté prôner un retour à l’agriculture responsable et de l’autre fumer, picoler, s’engraisser de manière irresponsable.


Déjeuner avec des copains, puis marche le long de la Seine et arrêt devant cet étrange bâtiment qui m’a toujours intrigué, sans que je m’y intéresse. Un bloc de vitres vertes entre des immeubles plus anciens, avec au-dessus un immeuble de bureau, chapeauté de deux étages illuminés de jour comme de nuit. J’imagine un repaire d’agents secrets, chargés de défendre le monde.

Vers la gare de Lyon, les nuages courent au-dessus du pont d’Austerlitz pour se compresser en une masse noire au-dessus de bastille, et le soleil, toujours présent sur la rive opposée, s’y glisse par un interstice invisible. Il pourrait pleuvoir d’un instant à l’autre et alors des arcs-en-ciel couronneraient Paris.

Paris
Paris

Mercredi 9, Paris

Blanchot : « La littérature et la poésie sont le lieu d’un secret qu’il faut peut-être préférer à tout, même à la gloire de faire des livres. » Une phrase que nous n’écririons plus, si peu de gloire nous échoit de faire des livres. Mais, oui, il y a l’indicible, toujours là, et le plus important et d’y tourner autour, et en deviner la profondeur par instant vertigineuse. Alors écrire ou ne pas écrire, en parler ou pas, n’a pas beaucoup d’importance. Peu importe si ma chambre noire n’est pas assez sensible pour fixer les fantômes.

J’imagine demain les IA écrivaines, elles arrivent, elles alignent déjà des phrases, des débuts de textes cohérents, demain ce sera des romans entiers, crachés en quelques secondes, et alors écrire sera comme jouer aux échecs contre une machine plus forte que les grands maîtres, mais qui pour autant ne réduit pas l’intérêt du jeu, et justement le mystère que nous entrevoyons dans ses possibles. Écrire ne sera plus produire du texte, mais vivre une expérience, et cette expérience aucune machine ne nous l’enlèvera, pas plus que l’intimité que la lecture procure avec un auteur qui respire ou a respiré.

Le texte importe moins que le processus qui le sous-tend et mène à lui. Lire, c’est participer à une genèse, à une recherche impossible. L’écrivain n’est qu’un lecteur du monde, et ses lecteurs également. Alors la gloire de la renommée est de peu de poids par rapport à l’intensité de l’exploration. La gloire dégrade peut-être l’expérience, car elle tend à donner à sa traduction en mots une valeur supérieure alors qu’elle est un cadavre refroidi.

Je parle de la gloire et je n’en sais rien. Je sais juste l’effet de publier, d’entrer dans une librairie où des lecteurs m’attendent, où nous discuterons, et qui me croiront différent d’eux, alors que je ne suis que leur semblable, que publier ou non n’influence en rien l’expérience, et même produit en moi un trouble, comme de crier trop fort.

Les mots s’arrêtent là, j’ai déroulé la bobine trouvée par hasard en lisant Blanchot. Je sais que je ne dois pas insister, que mon effleurement ne gagnera rien à ce que je persévère. Je ressens la même sensation que quand je descends vite d’une montagne et que mes oreilles à un moment se débouchent quand elles retrouvent la pression du niveau de la mer. Je pourrais regrimper, mais ce sera une autre fois.


Il me reste plus d’une heure avant mon train. Je marche jusqu’à bastille, entre dans le café Bastille, où j’ai passé des jours et des jours à écrire autour de ma trentaine. Je m’assois pour me relever aussitôt. Cet endroit a perdu son âme. On dirait un jardin d’acclimatation avec des chaises en rotin. Alors je contourne la place pour rejoindre Les Phares, où j’allais moins souvent, c’était le café des philosophes. Il s’est starbuckisé, mais avec modération, et je m’installe au milieu de la salle, à une longue table étroite.

Une famille avec des enfants, deux hommes dont l’un semble faire passer un entretien à un autre, un lecteur solitaire, deux couples, deux femmes, une serveuse dynamique, en fuseau noir, long gilet de laine polaire, sneakers et, derrière le comptoir, un serveur chauve à chemise noire. J’aimais ces inventaires à la Perec et aujourd’hui ils n’ont plus aucune nécessité puisque je peux photographier.

Les conditions de possibilités de l’écriture, son point d’exigence et de nécessité, dépendent des conditions extérieures, et je ne peux que m’y soumettre. Il y a par exemple, sur ma table, une crassula dans un pot de grès gris, un point de verdure qui aurait paru déplacé trente ans plus tôt, mais qui désormais clame la conscience écologique du bistrotier.

Autre changement, une cuisine, genre truc food, dévore une bonne partie de la salle. Le café proprement dit s’est transformé en restaurant, comme presque tous les cafés parisiens, tous conquis par la brasseriemania. Comme il est encore tôt, je me sens encore en sécurité, mais bientôt les couverts gagneront les tables, et leurs vagues me chasseront.

Les coins et recoins de ce café dénotent un souci d’optimisation de l’espace. Deux petites tables avec banquettes de part et d’autre d’un îlot de bois blond, où trône la caisse enregistreuse. Des niches dans les murs. Au plafond, les tronches peintes de quelques philosophes célèbres. Pour rappeler la gloire du premier café philo de Paris au début des années 1990.

J’y venais en spectateur médusé de ces gens qui se donnaient en spectacle devant des professeurs émérites, qui y jouaient le rôle de tribun. Ils tentaient de sortir la philosophie de l’université, mais sans réussir à descendre de leur chaire. Le web a balayé tout cela.

J’aimerais retrouver des endroits de partage, intimes, transversaux, moins doctes. Les réseaux sociaux gangrenés par les publicités se dessèchent au fur et à mesure que nous prenons conscience qu’ils ne nous rapprochent pas de nos semblables. Internet n’aura rien changé au modèle télévisuel. Étrange ce désir de vouloir profiter des autres, de vouloir leur extorquer le fruit de leur travail.

Mercredi 9, TGV

Parfois, j’aimerais décrire l’extérieur, mais je n’ai pas le temps de voir un arbre rouge qu’il disparaît, ou un village avec son église pointue, ou un chemin entre deux haies qui grimpe vers un bois, ou une vache solitaire au milieu d’une prairie. Je me perds dans le paysage, le plus loin possible pour le ralentir et effacer le premier plan. Les nuages maintiennent un peu plus longtemps leur ventre gris au-dessus des ondulations indistinctes.

Jeudi 10, Balaruc

« L’important n’est pas de dire vrai ou faux, ou de bien dire ou mal dire, mais de ressentir en soi des vertiges. » C’est assez prétentieux un aphorisme. « Je préfère ressentir des vertiges que de dire vrai ou de bien dire, je préfère être heureux en pensée ou en écriture qu’heureux auprès des jurés littéraires. Mais il n’y a sans doute pas d’opposition entre les deux bonheurs. » Le « je » entraîne des développements, des nuances, des retournements, des hésitations. Chez moi, le « je » est volubile alors que l’impersonnel reste sec.


La SNCF a l’indécence de nous demander le certificat de décès de mon beau-père pour justifier ma contestation pour la verbalisation d’Émile. La SNCF oublie que ma réclamation n’est pas tant financière que morale, et que nous attendons des excuses pour l’agression dont a été victime Émile.

Sète
Sète

Vendredi 11, Balaruc

Le cormoran, en équilibre sur son piquet, ailes déployées vers le soleil levant. Il est venu du nord, de Sibérie peut-être. Il passera l’hiver avec nous et repartira au printemps.


Je suis un expert de la jouissance d’écrire. J’aurais mieux fait de me spécialiser dans les hallucinogènes. Il y a des sources de plaisir moins fastidieuses et plus lucratives.


J’écris parce que j’ai peur de ne pas écrire et d’être mort. Il me faut un projet d’écriture pour me croire vivant. Je suis dépendant de l’écriture.


Je découvre des photos de moi à vendre 475 € pièce, sans que le photographe m’ait demandé si ça me convenait. À vrai dire, je m’en contre fiche puisque personne ne déboursera cette somme pour se payer ma tête.


Comme chaque année, je tente de lire le Goncourt. Souvent, je tombe sur des textes propres, pas forcément intéressants pour moi, mais au moins techniquement peu critiquables. Cette fois, je n’en reviens pas : dès la première page, un hiatus « a a » qui m’arrache les tympans, des enchaînements de « que » et de « qui », la plupart inutiles, des « peut-être » répétés, des « venir » à l’anglaise. Ce serait du style parlé, je comprendrais, mais même pas, on ne parle pas comme ça. Je me suis arrêté là, j’ai trop mal.

Samedi 12, Balaruc

Je roule, je baisse la tête pour passer entre deux pierres et je reçois un gros coup sur la tête. Je ne tombe pas du vélo, mais m’arrête sans comprendre que je viens de heurter une branche basse, en plein milieu du casque.


J’écris longuement dans ce carnet numérique parce que je le publierai, parce des copains et copines le liront, cela vaudra entre nous de substitut aux discussions à bâtons rompus que nous n’avons pas, à cause de la distance, à cause de nos modes de vie, à cause de la paresse…

J’ai presque toujours tenu un carnet dans l’idée d’une publication. Cette idée en a augmenté la nécessité, m’a parfois imposé d’ajouter une entrée, parce qu’il y avait déjà longtemps que je ne l’avais pas fait. Ainsi la publication numérique mensuelle du carnet façonne le carnet, et ma vie, sans que je sache s’il a de ce fait une coloration propre aux technologies contemporaines.

Dimanche 13, Balaruc

Blanchot : « la littérature va vers elle-même, vers son essence qui est la disparition. » Voilà pourquoi j’ai du mal avec lui : il est essentialiste alors que je suis matérialiste. La littérature n’a pas plus d’essence qu’autre chose, elle est tout au contraire la diversité, elle va dans des directions contradictoires, on ne sait même pas si elle existe. La littérature ne peut avoir une essence que si elle est une construction humaine, un truc sans réalité propre. Et puis dire qu’elle va vers sa disparition, c’est d’une platitude consternante dans un univers où rien ne subsiste inchangé, sans doute pas même les lois qui régissent le changement.

Soir
Soir

Lundi 14, Balaruc

J’ai un usage assez extraordinaire de Zlibrary. C’est comme si j’habitais dans une librairie géante. Je pense à un livre, j’entends parler d’un autre, je peux les feuilleter, les lire, les refermer. C’est un rêve devenu possible, exactement ce que propose Spotify pour la musique (tout en rabotant les revenus des artistes). Bien sûr, mes livres aussi sont illégalement sur Zlibrary. Il reste à inventer un Zlibrary qui rémunère les auteurs, mais ce qui a été partiellement possible pour la musique ne surviendra pour le livre que le jour où les liseuses apporteront plus de confort que le papier.

Mercredi 16, Balaruc

Au XIXe, les écrivains écrivaient des histoires, comme tous les auteurs avant eux. Au XXe, ils ont commencé à écrire sur les conditions de possibilités de l’écriture et sur l’écriture elle-même, deux sujets peu abordés jusqu’alors. Au XXIe, qu’écrivons-nous ? Notre passage de l’homme conquérant à l’homme terrestre ? Notre recherche d’un endroit où vivre ?

S’impose de fait l’autobiographie, l’autofiction, quand la littérature explore des variantes existentielles pour tenter de découvrir celles qui seraient adéquates, soutenables, respectueuses. Je me sens incapable de raconter avec crédibilité de grandes histoires imaginaires et, quand je lis des romans contemporains, ils sonnent faux, sans doute parce que je ne me laisse pas prendre à leur jeu, peu importe. J’ouvre Tolstoï et j’y crois, j’ouvre un romancier contemporain et je sais que je suis dans un simulacre, parfois adroit, parfois distrayant, mais simulacre tout de même, malgré les tonnes d’hémoglobine.

Voilà en quoi Perec, Ernaux, même Modiano, et bien d’autres touchent juste. Ils partent de leur point de réalité. Je ne veux pas vivre une saga, mais éviter les vagues destructrices. La littérature du XXIe siècle sera peut-être celle de l’observation admirative du monde. La littérature des éclats de lumières. Des instants rares. Du miracle permanent de l’existence. Elle sera discrète, douce, tendre. En tout cas, j’ai envie de marcher dans cette direction. Il ne s’agirait plus de démontrer, de dénoncer, mais d’éprouver, de jouir, de détendre les tensions pour marcher librement.


L’Histoire me paraît indécente quand elle met en avant des noms et en oublie des millions d’autres, désormais des milliards d’autres. Tant que l’Histoire reste celle de quelques-uns, elle est inhumaine, prétentieuse, élitiste. Cela vaut pour l’histoire littéraire avec son wagon d’arbitraire.


9h30. Je m’assois à mon bureau et le bleu jaillit. Il emporte le ciel et l’étang et s’intensifie. Les Pyrénées gris bleu sous un panache de nuages, au-devant le volcan d’Agde, allongé, sombre, et le bleu onctueux, encore voilé vers Sète, l’eau parcourue d’ondulations chatoyantes. Une pureté de premier jour. Un réveil après la pluie d’hier et d’avant-hier. Maintenant, les façades du village s’illuminent, presque aveuglantes. Pas la moindre brise. Les nébulosités striées dévorées par la chaleur. Elles fondent, se dissolvent et le spectacle commence.

Calme
Calme

Jeudi 17, Balaruc

Blanchot : « Seule importe l’œuvre, mais finalement l’œuvre n’est là que pour conduire à la recherche de l’œuvre ; l’œuvre est le mouvement qui nous porte vers le point pur de l’inspiration d’où elle vient et où il semble qu’elle ne puisse atteindre qu’en disparaissant. »

L’œuvre comme échafaudage à l’œuvre suivante, l’œuvre qui n’est toujours que le barreau d’une échelle qui s’enroule sur elle-même. L’artiste est un hamster dans sa roue. Il cherche quelque chose qui lui échappe toujours et abandonne des détritus derrière lui. L’œuvre ne compte que dans l’énergie qu’elle a libérée et la jouissance qu’elle a provoquée à ce moment. L’œuvre témoigne d’un phénomène, d’un happening. Avec son urinoir, Duchant n’a fait que mettre en évidence cette vérité.

Capestang
Capestang

Vendredi 18, Balaruc

Il y a les écrivains réductionnistes qui se rangent dans le roman, la poésie, l’essai, le théâtre… et ceux qui refusent les rayonnages et écrivent, point. Difficile de se maintenir dans cette famille floue. Elle échappe aux bornes qui délimitent les autres et aux prestiges qui les accompagnent. Même les lecteurs ne savent comment s’y prendre.

Soir
Soir

Dimanche 20, Balaruc

Le relativisme est une maladie dangereuse et contagieuse. J’en vois les stigmates partout. Dans le vélo, beaucoup de gens qui se croient respectueux des autres lancent « À chacun sa pratique. » ou « Je n’ai pas à me mêler de la vie des autres. » Des politiciens défendent la même position, allant jusqu’à prôner le chacun chez soi. Le problème avec cette attitude c’est qu’il existe de moins en moins une réalité sur laquelle s’accorder, discuter, faire société, agir collectivement. C’est le libéralisme poussé à l’extrême quand on arrive au bout de l’individualisme. Une fausse bien-pensance nous ravage.

La Gardiole
La Gardiole

Lundi 21, Balaruc

Aurélien Barrau juge égales toutes les espèces vivantes puisqu’elles se trouvent toutes à la même extrémité du buisson de l’évolution et il nous accuse de les exterminer. Je mets en doute cette égalité, parce que cela reviendrait à dire que tout se vaut, ce ne serait encore une fois que du relativisme, mais oui, un génocide du vivant est en cours, une sixième ou septième extinction, et qu’elle ne soit pas la première place l’évènement dans ce cycle de la vie. Oui, nous devons culpabiliser, parce que nous sommes les responsables de cet énième effondrement, comme jadis les plantes ou les météorites. Nous sommes coupables sans aucun doute, et cette culpabilité devrait suffire à nous faire changer de trajectoire. Mais sommes-nous fichus ? Je ne le pense pas, je ne l’envisage pas, alors que Barrau l’envisage, et c’est sur ce point que nous différons, comme il n’envisage pas de solution technique à un problème causé par la technique alors que je crois au génie humain qu’il soit technique ou poétique. Barrau appelle une révolution politique, poétique et philosophique. Je passe ma vie dans cette révolution.

Mercredi 23, Balaruc

Trois jours à écrire des articles où j’utilise le microcosme du vélo d’aventure comme laboratoire. L’incapacité de ce microcosme à se remettre en cause vis-à-vis de la crise systémique m’effraie parce qu’il dit une incapacité plus grande de la population dans son ensemble. Nous sommes incapables d’anticiper un changement et nous ne savons que continuer à vivre comme nous l’avons toujours fait jusqu’à ce qu’il soit trop tard.

Jeudi 24, Balaruc

Monts-d’Orb
Monts-d’Orb

Vendredi 25, Balaruc

Je relis le roman initiatique écrit l’automne dernier et m’apprête à l’autodiffuser. Isa me propose de le titrer Cyclotrope, le héros agissant sous l’effet d’un cyclotropisme comme une bactérie sous l’effet d’un thermotropisme. Belle trouvaille, avec Nathalie Sarraute comme référence.

Samedi 26, Balaruc

Soir
Soir

Lundi 28, Balaruc

Un professeur de philosophie n’est pas nécessairement philosophe puisque, d’après Deleuze et Guattari, le philosophe est d’abord créateur de concepts. Un professeur qui n’aurait pas créé de concepts enseignerait une matière qu’il ne ferait que contempler de loin sans entrer dans sa matière. Voilà qui rendrait l’enseignement de cette discipline plus que difficile et expliquerait les déboires de la plupart des élèves, et de moi en particulier quand j’étais lycéen. Mais cette définition m’apparaît à son tour comme un concept fautif, comme d’ailleurs toutes définitions.

Sète
Sète

Mardi 29, Balaruc

Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde : « Que faire quand votre monde commence à s’effondrer ? Moi, je pars me promener et, si j’ai de la chance, je trouve des champignons. » Je pars aussi me promener, à vélo, parce qu’il me faut d’abord quitter la zone urbaine et qu’à pied il me faudrait des heures, et puis parce que le vélo est le moyen de locomotion optimal, celui qui demande le moins d’énergie au kilomètre, deux fois moins que la marche, et aussi celui qui procure un plaisir fou quand les chemins s’animent, je me cherche de bonnes raisons et je les trouve tout le temps, et puis je trouve des paysages, des lumières, parfois aussi des champignons.

Mercredi 30, Balaruc

Lowenhaupt Tsing parle de la crise systémique et milite pour la coopération à toutes les échelles, comme je l’ai fait dans Le Peuple des connecteurs et je n’apprends rien dans son bouquin, et je bondis quand elle raconte avoir parcouru le monde pour en récolter la matière. Un livre sur l’écologie issue de pratiques non écologiques. J’adore.

Ganges
Ganges