Dimanche 28 août, 18h30, avenue de la gare à Sète, en terrasse de café. Je dis à Patrick et Valérie : « J’ai l’impression que nous sommes partis depuis une semaine. » Ils approuvent alors que nous n’avons pris le TER en direction de Cerbère que la veille au matin pour une petite excursion de long de la côte méditerranéenne.

Ce bikepacking overnighther, rando avec une seule nuit dehors, nous a extraits de notre temporalité pour la faire exploser avec une force extraordinaire. J’ai beau multiplier ces petits raids, j’éprouve chaque fois la même sensation grisante. Le mini voyage à vélo, en plus d’être une bonne façon de découvrir le bikepacking, a quelque chose de soudain et de bref qui concentre les plaisirs du hors asphalte pour les intensifier.

Au-dessus de Cerbère
Au-dessus de Cerbère

Le corps n’a pas le temps d’être aussi malmené que lors de raids plus longs, la fatigue n’émousse pas notre sensibilité, l’inconfort n’entraîne aucune lassitude, notre transit intestinal ne se détraque pas, la météo ne nous surprend pas et la légèreté de notre équipement minimum ne nous pèse pas.

Vignes
Vignes

Nous devions partir trois jours dans le Vercors, puis des agendas bousculés ne nous ont laissés que deux jours. Le ciel restant au bleu dans le Midi, c’était l’occasion de retourner sur ma trace Côté Sud pour une troisième reco, tester des variantes, d’autant qu’à cause de la sécheresse de nombreux massifs étaient fermés.

Vignes
Vignes

On me demande parfois si je n’en ai pas assez de refaire mes traces. Non parce qu’il me suffit de les tester en différentes saisons, avec quelques nouveaux secteurs à explorer, pour les renouveler. J’éprouve autant de plaisir à rouler qu’à partager, avec les compagnons de pédales, mais aussi avec ceux que je ne connais pas et qui mettront nos roues dans les nôtres.

Cap Béart
Cap Béart

Quand je vois que de nombreux organisateurs commercialisent des épreuves tracées à la va-vite où accourent des centaines de participants, je me dis que je suis un imbécile de passer autant de temps à tenter d’épuiser le territoire à la recherche de la ligne parfaite, puis d’offrir ce travail. Mais, si j’imitais les profiteurs du grégarisme consumériste, je n’éprouverais pas autant de plaisir, je ne serais pas aussi heureux, je n’aurais pas la sensation d’être de mon époque.

Côte vermeille
Côte vermeille

Dès que je quitte la gare de Cerbère, j’oublie le monde épuisé. J’entre dans une dimension parallèle de l’existence. Si j’ai mal dormi, je n’éprouve plus de fatigue. Si je suis stressé, je me détends. Si l’avenir m’angoisse, il s’évanouit puisque je ne suis plus que coup de pédale après coup de pédale. Mes yeux brillent et, même si mon cœur m’ordonne de grimper moins vite sur les pentes sévères des Pyrénées-Orientales, je me sens à ma place et le monde se réorganise autour d’un temps long, celui des vignes sculptées en terrasse entre les ravins, des chemins centenaires jadis parcourus par les mulets, des murets patiemment dressés pour retenir la terre.

Barcares
Barcares

Je lis parfois des commentaires comme « Déjà une semaine que je voyage et je n’ai pas vu le temps passer ». J’éprouve tout le contraire. Le temps s’épaissit, s’écoule avec onctuosité et lenteur, il marque ma mémoire, virage après virage, montagne après montagne, escalier après escalier. Je fais du vélo pour sentir le temps passer, pour le ralentir jusqu’à ressentir ses moindres grumeaux. Je le savoure seconde après seconde alors que d’habitude je les engloutis aussi vite qu’une glace à la réglisse-citron sur le port de Banyuls. Les tours et détours creusent ma mémoire et y étalent le temps tel un ruisseau qui s’y prélasse en méandres au milieu des prairies avant de se jeter dans le vide et de retrouver sa fougue de torrent incontrôlable.

La Franqui
La Franqui

Pas besoin de vacances, de longs préparatifs. Une fenêtre météo favorable, deux ou trois copains disponibles, une trace aux petits oignons et c’est parti. L’effet coupure est immédiat, le dépaysement soudain, même près de chez soi. Pas besoin de prendre l’avion, de traverser le monde, l’aventure est autour de moi, et d’en prendre conscience, et de l’éprouver, maximise ma joie. L’investissement mental et financier étant minime, j’ai l’impression que les bénéfices sont décuplés. C’est intense, c’est beau comme les calanques de la côte vermeille, comme l’étang du Barcares au coucher de soleil, comme les falaises de La Franqui, comme l’immense plage du Rouet, comme la sublime Roubine avec ses pins couchés qui se reflètent dans l’eau.

La plage
La plage

Reste le doute, est-ce que ça passera ? Est-ce que le massif de La Clape sera ouvert ? Non, bien sûr, avec les risques incendie, alors improviser une nouvelle route via Gruissan et découvrir les fulgurants singles en retrait de la plage de Grande Cosse. Nous essayons encore un passage en bord de mer vers Vias, mais un camping géant nous avale, dont nous avons du mal à nous extraire, avant de regagner le familier canal du Midi et de rentrer vers Sète par le bord de l’étang de Thau.

La Roubine
La Roubine

Sommes-nous vraiment partis que deux jours ? Non, en vérité, nous avons roulé bien plus longtemps, des semaines peut-être. Parce que nous sommes des magiciens, capables d’ouvrir des portes vers des espaces-temps qui obéissent à une physique secrète. Nous ne devons pas trop ébruiter notre pouvoir. Je n’en dirai pas plus. Le concentré de bikepacking, c’est extraordinaire.

Gruissan
Gruissan