Maguelone

Contre l’asphalte, éloge en creux du gravel et du bikepacking

Nos forêts brûlent, nos garrigues brûlent. On nous interdit momentanément de les explorer à VTT ou gravel et mes amis s’en vont rouler sur la route, et je me suis dit pourquoi pas acheter un vélo de route pour les accompagner de temps à autre, puis je suis parti seul autour des étangs, et sur l’unique bout d’asphalte exposé aux voitures, un gars a manqué m’envoyer valdinguer, et quand je lui ai fait signe pour le lui signaler, il s’est arrêté et m’a demandé de m’expliquer avec lui, entre hommes. Je me suis réveillé d’un cauchemar, non pas question d’acheter un vélo de route pour multiplier mes chances de croiser les congénères de cet énergumène.

Alors pour ne pas être tenté à l’avenir par le vélo de route, et pour faire en creux l’éloge du gravel, du VTT et du bikepacking, j’ai listé les raisons pour lesquelles depuis longtemps je minimise l’asphalte.

  1. C’est loin de lui que j’éprouve mes plus belles émotions de cycliste, au fin fond d’une forêt, d’une garrigue, sur les pentes d’une montagne, le long d’un single en bord de rivière. C’est loin de lui que je me sens vivre avec une intensité décuplée. C’est loin de lui que je retrouve le calme intérieur et extérieur. C’est loin de lui que je me transforme en explorateur, avec encore la possibilité d’ouvrir de nouvelles voies (même si ce n’est que pour moi-même). Je pourrais m’arrêter à la dimension plaisir du hors asphalte, mais il s’agirait de mon opinion, et il me semble que je peux et dois aller plus loin dans ma réflexion, pour au moins exprimer l’origine de mes sensations.
  2. La voiture nous rend cons (et me rend con). Dans notre habitacle, nous nous sentons chez nous et par extension la route nous appartient, et nous manquons d’empathie pour les autres usagers de la route. Rouler sur la route, même les communales perdues, c’est inévitablement croiser un con particulièrement vénéneux. Je me suis déjà fait couper la route par un cycliste qui transportait son vélo derrière sa bagnole.
  3. Nos espaces naturels brûlent et souffrent de sécheresses de plus en plus fréquentes et intenses à cause du réchauffement climatique, lui-même provoqué par notre société thermo-industrielle dont les routes asphaltées sont la signature, avec toute la pétrochimie associée.
  4. L’asphalte est une pollution. J’ai suffisamment les boules d’y rouler en voiture, quand je n’ai pas le choix, pour en prime y passer du temps à vélo, surtout quand je sais que je peux rouler en dehors d’elles et loin d’elles.
  5. L’asphalte participe à l’imperméabilisation des sols. Il capte la pluie, l’achemine vers les canalisations plutôt que la laisser pénétrer dans la terre, et, quand il n’y parvient pas, il favorise les inondations, les glissements de terrain. En été, il emmagasine la chaleur et diffuse des vapeurs nauséabondes. Moins le monde sera asphalté, mieux il se portera. Le problème devient critique en zone urbaine.
  6. Quand je roule sur l’asphalte pour mon loisir alors que j’ai la possibilité de faire autrement, j’ai la sensation de plébisciter la société qui est à l’origine de l’asphalte, j’ai la sensation de ne pas en remettre en cause les modes de vie délétère.
  7. Bien sûr que c’est agréable d’avaler les kilomètres sur les petites routes désertes, parfaitement revêtues pour satisfaire de rares véhicules, cela hors de toute logique économique. Mais comme d’autres plaisirs, il est néfaste pour le monde puisqu’il en légitime la logique.
  8. Dire « puisque les routes sont là, autant les utiliser », c’est faire l’autruche. Certes, à l’exception des pistes asphaltées, les routes n’ont pas été pensées pour l’usage des cyclistes. Ce n’est donc pas de leur faute si elles existent. Mais nos usages ont des conséquences.
  9. J’en viens à questionner l’état d’esprit des routiers, même quand par ailleurs ils roulent hors asphalte.
  10. L’asphalte a été conçu pour le confort des automobilistes et pour la vitesse, dans une société de la vitesse et de la consommation. Rouler sur l’asphalte à vélo pousse à la vitesse. La plupart de mes amis routiers ne résistent pas à cet appel, surtout quand ils roulent en peloton. On dirait qu’ils fuient quelque chose, peut-être leur refus de voir la réalité en face.
  11. L’asphalte étrangle le monde, la terre comme une bobine de fil d’asphalte, si bien qu’il est quasiment impossible de lui échapper, même quand comme moi on s’y efforce. Il suffit de traverser la France à VTT pour découvrir des régions où les chemins ont disparu, même entre les petites communes. L’asphalte a gagné la guerre (souvent dans des régions où l’agriculture intensive a lessivé les sols).
  12. L’asphalte aspire vers l’asphalte, les routes communales mènent aux départementales, elles-mêmes aux nationales et autoroutes, si bien qu’à un moment où à un autre on n’échappe pas au trafic (avant de pédaler, certains routiers prennent leur voiture pour échapper au trafic).
  13. Et quand nous y parvenons, c’est au prix de pistes cyclables elles-mêmes trop souvent asphaltées, ce qui implique des coûts d’infrastructure disproportionnés, rien que pour satisfaire les cyclistes sur routes, tout simplement parce qu’ils refusent de monter des pneus plus larges sur des cadres adaptés aux imperfections du terrain, tout ça dans un but de légèreté, de vitesse, de glisse, des plaisirs prohibitifs.
  14. Bien sûr, il existe des routes merveilleuses, tracées à flanc de montagne, où on croise peu de voitures, par exemple le Col de la machine. Certaines routes méritent d’être classées au patrimoine de l’humanité, mais je n’ai pas besoin d’un vélo de route pour y éprouver du plaisir. Je veux pouvoir m’en échapper à la moindre occasion plutôt que d’y rester rivé.
  15. L’asphalte étant un aspirateur à trafic, je m’y retrouve inévitablement de temps à autre. Je ne m’y sens jamais à ma place comme s’il n’était fait que pour les voitures.
  16. L’odeur de l’asphalte, sa couleur, sa chaleur rémanente, sa composition chimique, rien ne me plaît dans l’asphalte, sauf la facilité avec laquelle j’y pédale. Après des heures sur les chemins, j’ai l’illusion d’avoir des ailes. Mais est-ce que je fais du vélo pour me tromper moi-même et pour atteindre au plus vite ma destination ? Je préfère prendre mon temps, quitte à pousser parfois mon vélo, quitte à me griffer les jambes.
  17. Dans les régions gangrenées par l’asphalte et dans les centres urbains, je comprends que les cyclistes se résignent au vélo de route, même si inapproprié pour sauter les trottoirs ou descendre les escaliers, mais dans les autres régions, en rester à cet instrument limité, c’est se priver d’une fantastique diversité d’itinéraires, que nous ont ouverts depuis longtemps les VTT et désormais les gravels.
  18. Pendant des cartes Michelin, les panneaux signalétiques accompagnent l’asphalte. Ils normalisent les itinéraires, nous maintiennent sur des rubans délimités et cartographiés, alors que nous pouvons rouler hors des sentiers battus, bientôt quitter même les cartes pour entrer dans leurs béances innombrables.
  19. Nos usages du GPS nous séparent peut-être en deux familles de cyclistes. Ceux qui utilisent leur GPS pour connaître leurs performances, ceux qui les utilisent pour échapper aux cartes. D’un côté les thermo-industriels, de l’autre les néo-asphaltes.
  20. Si le VTT a été inventé dans un esprit cross, comme pendant du motocross, le bikepacking et le gravel ont été développés pour répondre à la fatigue de l’asphalte, à la nécessaire fin de son règne (inévitable à assez courte échéance avec l’avènement des drones). Voilà pourquoi, bien sûr selon moi, ceux qui se prétendent bikepackers sur route trahissent un idéal, qui, plus que cycliste, est politique.
  21. Si nous réussissons à nous arracher de la civilisation thermo-industrielle, je donne peu cher de nos routes asphaltées. J’imagine que certaines seront préservées comme monument historique, au même titre que les voies pavées du nord, et que les épreuves cyclistes, toutes revenues hors asphalte comme aux origines, les emprunteront avec nostalgie. L’asphalte retrouvera un charme désuet.
  22. Pédaler hors asphalte, c’est démontrer qu’un autre monde est possible. Plus respectueux de la nature, plus lent, plus contemplatif. C’est aussi une façon de redonner vie à un réseau de chemins ancestraux, de les irriguer de notre sang, de proposer dans le même temps des alternatives aux autoroutes de la pensée.
  23. Un lecteur a affirmé que nous étions plus nocifs pour la nature en empruntant les chemins qu’en restant sur les routes. D’une certaine façon, il n’a pas tort : une fois le mal fait en déposant partout de l’asphalte, autant en profiter. Mais c’est justement ce à quoi je m’oppose, parce qu’accepter un mal n’est jamais acceptable pour moi. C’est en combattant le mal que nous éviterons qu’il se perpétue. Par ailleurs, les humains tracent des chemins depuis la nuit des temps et nous ne faisons à vélo ou à pied que prolonger cette tradition, tout en respectant les zones protégées. Bien sûr, comme tous les humains, nous impactons l’environnement, mais c’est notre existence collective qui est alors coupable, que nous soyons cyclistes ou pas. Je rappelle que parler d’impact n’a aucun sens si on ne prend pas en compte toutes les externalités, donc la construction des routes. Je suis sûr que le bilan global de l’activité hors asphalte est moins dramatique que celui du vélo sur route.