Dimanche 1er, Balaruc

Virginia dit des choses comme « les idées abondent » ou « le puits est plein ». Elle déborde de scènes entre ses personnages, qu’elle médite, mémorise, jusqu’au moment d’écrire. Pour ma part, je n’ai jamais d’idée. L’écriture vient avec l’écriture, à partir d’un flot ténu, vite asséché.

Hier, par exemple, je commence la journée assez désespérée sur mon roman, je jette beaucoup de textes, puis par une sorte miracle de la matière nouvelle les comble, dans la tonalité que j’attendais, mais sans que je l’ai prémédité. Je n’en savais que la nécessité.

Moi qui me dis rationnel, qui aspire à la lucidité, à l’hyperconscience, j’écris le plus souvent sans rien contrôler, me laissant saisir par le flot. L’écriture ne m’exalte qu’à cette condition comme si j’explorais un continent nouveau et vierge. Et quand je « dois » écrire quelque chose de précis, une commande, j’ai toujours beaucoup de mal, et je tarde, et j’attends le dernier moment, comme avec les démarches administratives.

Je ne sais pas si mes textes intéresseront des lecteurs plus tard, notamment ce carnet, mais je les aurais écrits avec allégresse, et c’est le plus important : vivre des moments de grandeur et de connexion avec les forces vitales, éprouver toutes ces sensations qui nous traversent non-stop, qui nous irriguent, nous bouleversent, nous font toucher du doigt les mécanismes les plus infimes de l’univers. De quoi être grisé. De quoi éprouver une profonde sérénité, au moins quelques secondes, et d’en ressortir apaisé, mais pas immortel, car la moindre contrariété casse cet état, et tout est à recommencer, pas tout de suite, car l’exercice demande beaucoup d’énergie, et je ne la trouve souvent qu’après avoir dormi.


Je lis une histoire magnifique. Une femme âgée arrive au cimetière pour fleurir la tombe de ses parents et y découvre une femme venue avec la même intention. Voilà qui pourrait être un début de roman familial.

Lundi 2, Balaruc

Virginia cite Maupassant : « En lui [l’écrivain], aucun sentiment simple n’existe plus. Tout ce qu’il voit : ses joies, ses plaisirs, ses souffrances, ses désespoirs deviennent instantanément des sujets d’observation. Il analyse malgré tout, malgré lui, sans fin, les cœurs, les visages, les gestes, les intonations. »

Nous sommes des musiciens qui entendons les notes et voyons la partition défiler sous nos yeux, sauf qu’elle n’a pas été écrite, que chacun de nous voit la sienne, souvent fautive, n’empêche nous scrutons. Parfois, certaines de mes remarques sont incompréhensibles pour mes amis, surtout cyclistes, quand dans leur vie moins analytique que la mienne je fais surgir des considérations philosophiques ou scientifiques ou politiques. Je dénonce un comportement et ils me répondent et « Et alors ? » et je suis désarmé parce qu’il me faudrait expliquer tant de choses et d’enchaînements causaux pour justifier ma remarque. D’où la nécessité de l’art, pour essayer de trouver des raccourcis. Mais encore moins sûr de toucher le public visé.

Reste cette façon scrutatrice de voir le monde, d’y rechercher sans cesse de la nourriture savoureuse et convertible en mots. Une malédiction et aussi une source de plaisir à laquelle il m’est impossible de renoncer.


Hier, en publiant le journal d’avril, j’ai constaté que je n’y parle que d’écriture, ou presque, et que tout ce que je perçois se rapporte à elle. C’est une de mes faiblesses, comme si j’étais incapable de m’intéresser au monde par lui-même, et que j’étais obligé de parler de l’outil à travers lequel je le vois.

Mardi 3, Balaruc

Au tour d’Émile de franchir une étape, 15 ans, avec une immense confiance en lui. Il a la sensation que son cerveau fait des étincelles.

Mercredi 4, Montpellier

J’ai laissé Tim a la fac de science pour le concours Polytech, mon école d’ingénieur, où à l’époque on entrait bac plus deux, et je m’en vais déambuler en ville. Jardin des plantes, je m’allonge à l’ombre des grands cyprès pointés vers le bleu infini, leurs galbules brillent comme des pièces d’or.

En quittant la fac, non loin d’un feu rouge, une voiture stationnait au milieu d’une rue, et tout le monde la doublait par la droite. Quand je suis arrivé à sa hauteur, j’ai vu le chauffeur endormi, son front posé sur le volant. Et personne ne lui klaxonnait. Nous le laissions se reposer.

Moins respectueuse, la bibliothèque départementale pour laquelle j’ai participé à une table ronde. Pour être payé, je dois créer un compte, je ne sais où. La description de la marche à suivre occupe cinquante slides. Je préfère encore ne pas me faire payer qu’entrer dans ce cauchemar, qui résume l’absurdité administrative.

Depuis quelques jours, je trace mon parcours vélo entre Paris et Sète pour le début juillet, et je prends un plaisir immense à explorer les possibilités, cherchant à minimiser les passages asphaltés, tentant de dénicher les sentiers et, au fil de mes explorations, je tombe sur des lieux connus que j’ai jadis visités, quand j’habitais Paris. Et j’ai un peu de regret de ne pas avoir profité de mon temps à l’époque pour mieux explorer la région. J’y ai fait un peu de vélo, pas mal de moto, mais pas suffisamment pour en connaître les recoins.

Je me suis translaté au soleil, sur le passage en terrasse, avec le tunnel entortillé au-dessous, qui démultiplie la surface réelle du jardin. J’ai toujours admiré le génie de cette architecture qui immédiatement provoque en moi un sentiment de mystère et me rappelle mes circuits de trains électriques.

Je suis tendu comme si je passais le concours, plutôt que Tim, une tension que je n’ai jamais connue, puisque je suis entrée dans cette école, sur dossier, sans le chercher, parce que j’en ai entendu parler au dernier moment. Je n’ai pas voulu devenir ingénieur, le hasard m’a entraîné dans cette direction.

Je vois la ville comme une immense agression, une machine à créer de la sélection, et je suis incapable de me tendre vers elle alors que le printemps la fait exploser de jeunesse heureuse, débordante, que j’admire sans réussir à me sentir partie prenante. La ville m’est donnée désormais, et je n’en veux plus.

Jardin des plantes
Jardin des plantes

Jeudi 5, Balaruc

The hero’s journey
The hero’s journey

Ce dessin publié par une amie sur Facebook résume Quelques atomes de vérité, dont il est une mise en abîme. Je tente de ne plus penser au texte, parce que je suis incapable d’ajouter ou de retrancher une ligne au premier jet. J’ai besoin de prendre un peu de recul, avant de reprendre le travail.

Samedi 7, Balaruc

Artiste n’est pas une profession, mais un art de vivre. Que nos œuvres aient ou non du succès ne dit rien de la façon dont nous accomplissons nos vies. Les œuvres ne sont même pas indispensables pour faire de nous des artistes. J’ai horreur de l’idée du sacrifice au nom d’une œuvre. Un mensonge, une imposture, pour justifier nos penchants intérieurs. Attendre le succès pour s’accomplir, c’est refuser de s’accomplir. L’accomplissement, c’est tout de suite, à chaque instant. Je n’y parviens pas toujours, mais penser autrement est une faute.


Journée avec des copains et copines auteurs pour un stage « lecture à voix haute ». Je lis si mal, je n’ai guère envie de m’améliorer. Thomas dit que je vais trop vite, que je ne respire pas, parce que je lis ainsi dans ma tête, et cherche à traduire en mots audibles ce qui se passe en moi, ça devient une avalanche inaudible, et déjà illisible.

Je n’écris pas pour lire mes textes à voix haute, ce qui est devenu pour beaucoup d’auteurs un moyen de gagner quelques pièces, voire de se faire entendre, parce que sinon personne ne les lit. Je trouve ça assez désespérant, sauf pour ceux qui ont fait de la lecture un art, comme François Bon, mais je n’ai jamais été attiré par la scène, par le contact avec le public, je crois même que j’écris pour mettre le texte entre moi et les autres. Le texte comme armure.

Une discussion survient, parce qu’en lisant du Duras, je glisse des commentaires, et Thomas s’est étonné de ces incises, et j’ai réalisé que je lisais toujours de cette façon intérieurement, je commente sans cesse, je dévie, j’analyse en même temps la structure syntaxique et narrative. Certains collègues m’ont dit qu’ils plongeaient dans les textes et s’oubliaient, et quand ils lisaient leurs textes, je sentais justement cette absence d’analyse, je repérais des répétitions, des dissonances, des fautes syntaxiques et logiques, voire des juxtapositions de mots trop souvent entendues. Le paradoxe : ils ont davantage de lecteurs que moi.

Puis après avoir massacré le début de Quelques atomes de vérité, j’ai demandé à Thomas de le lire, en fait c’était la première fois que quelqu’un d’autre que moi le lisait, et j’ai trouvé ça très beau. Tout ce que Thomas lit devient très beau d’ailleurs, et c’est assez dangereux pour un texte d’être trop bien interprété, cela peut en cacher les faiblesses rédhibitoires.

Ce n’est pas que je n’attache pas d’importance à la musique, au contraire. J’ai lu à voix haute un texte ramassé au hasard où, dès la première phrase, on a « ça sent » et ensuite que des assonances semblables, et ce roman a reçu un prestigieux prix littéraire. Qu’ajouter d’autre ? Même dans le silence, les mots chantent et je ne l’oublie jamais.

Soir
Soir

Lundi 9, Balaruc

Gardiole
Gardiole

Mardi 10, Balaruc

J’ouvre une porte, je récupère une de mes laines polaires dans le sable, puis une autre, puis je découvre un homme, un voisin a priori, une branche lui sort de la main, elle pousse très vite, il me demande en anglais d’appeler un médecin, je panique, parce que nous sommes aux États-Unis et que j’ai oublié le numéro des urgences. Deux femmes arrivent, je leur demande de l’aide, mais elles me fuient. Réveil étrange, comme si je n’en avais pas fini avec ce rêve. Comme si une voix me disait de me tenir à distance de cet homme. La sécheresse serait telle que les plantes germeraient dans les organismes vivants, les seuls à posséder encore un peu d’eau. Ce serait un nouveau virus végétal.

Mercredi 11, Balaruc

Tim passe le bac et moi, pour me tenir à distance de mon roman laissé au repos, je plonge dans les brouillaminis administratifs. J’éprouve une phobie démesurée pour toutes ces choses, compliquées à souhait par des esprits malades. Nous ne grandirons collectivement que quand nous serons capables de ne plus nous accabler par des comptabilités alambiquées. Tout cela à l’opposé de l’art et de la légèreté.

Jeudi 12, Balaruc

Dans One Minute, les analystes communient dans la trame et la structure du roman a pour vocation de faire plonger le lecteur dans cette trame, de lui donner la sensation que mille consciences interagissent. Je ne mesure cette ambition qu’à l’instant. Je n’ai pas sciemment imaginé les analystes et la trame. Ils sont apparus comme une réponse à la forme, qui les a engendrés, parce qu’en moi elle produisait cet effet.


Difficile de faire sentir le « brusquement » sans dire « brusquement » ou « lentement » sans « lentement ». Je peux dire « l’étang est calme ce matin », mais si je veux faire ressentir ce calme, je tourne autour, évoque le reflet de la montagne de Sète, à peine brouillé, ou une étendue avec des reflets métalliques. Le mot juste est parfois trop juste, trop brutal, trop immédiat, et d’autres fois, il est impossible de l’éviter parce qu’il s’impose. Le pire selon moi : cumuler les deux effets, utiliser le mot « calme » et le paraphraser par des métaphores à n’en plus finir. Écrire, c’est jouer du contraste entre l’approche directe et indirecte.

Vendredi 13, tour de l’Hérault

Agde
Agde

Samedi 14, tour de l’Hérault

Montagne noire
Montagne noire

Dimanche 15, tour de l’Hérault

Espinouse
Espinouse

Lundi 16, tour de l’Hérault

Vallée de la Buèges
Vallée de la Buèges

Mardi 17, Balaruc

Je reviens d’un nouveau tour de l’Hérault bikepacking. Avant le départ, ma mère m’a dit : « Encore un tour de l’Hérault ! », comme si j’étais dingue, mais j’ai encore fait des découvertes, et même à chaque kilomètre, parce que la lumière différait des autres fois, parce que mes yeux se portaient ailleurs, parce que mes compagnons n’étaient pas les mêmes, parce que j’ai introduit des variations dans le parcours. Je crois que je pourrais ainsi me répéter sans jamais m’ennuyer.

Pompignan
Pompignan

Jeudi 19, Balaruc

J’ai décidé de ne pas écrire un compte rendu textuel du tour, mais de mettre bout à bout des vidéos tournées avec l’iPhone. Un travail trop fastidieux pour que je le répète souvent. Il ne me procure guère de plaisir parce qu’il ne laisse pas mon imagination vagabonder. J’en suis réduit à ce qui a été enregistré, et je manque de pratique pour le dépasser, ce qui me frustre. Au contraire, quand j’écris, je peux sortir du récit, livrer une pensée, introduire un souvenir, jouer avec des métaphores, je respire pleinement et me sens libre, parce que j’ai gagné la liberté littéraire et gagné la liberté cinématographique me demanderait une vie.

Vendredi 20, Balaruc

Je passe un concours. Un test de rédaction. Je n’ai pas de papier. On me prête un carnet déjà rempli, je ne trouve pas où écrire, je suis même incapable de lire le sujet et de le comprendre. Un professeur vient me parler et je finis par ne rien écrire. Je vais m’excuser. Je lui dis que je suis écrivain, qu’écrire n’est pas un problème. Il me tend un plateau de fromages et me dit d’aller sur un ponton l’attendre. Les vagues inondent le ponton, je me perche en retrait. Je pose un pied près d’un rocher, et une chose enveloppe mon pied, je le retire, il subsiste une gangue autour du lacet, un agglomérat de coquillages humides, je tire fort et une bête se rétracte dans son entre, un serpent plat ou plutôt un long insecte avec des cornes et des dents. Du bout d’un bâton, je le titille, il sort sa tête, prêt à m’attaquer. Il est petit et en même temps immense. Je me réveille.


François Bon publie des #1minute en vidéo, en cours de retranscription pour en faire un livre. J’utilisais le même tag #1minute en 2015, et me demande s’il ne dit pas quelque chose de notre temps, qui ne pourrait être saisi que par fragments, juxtaposés, en un échantillonnement du monde, ce qui est le propre du numérique.

Quand j’écrivais One Minute, j’ai senti que j’avais trouvé la forme que je cherchais depuis que j’avais commencé à écrire, que tout m’amenait là, qu’enfin je pouvais dire mon temps dans sa dynamique propre. J’éprouvais l’allégresse de faire la bonne chose au bon moment.

François me dit « Les 1 minute chez toi étaient le protocole en tant que référentiel dans le réel, pour moi c’est venu plus du format de publication, après on se rejoint sur comment recomposer dans une unité esthétique, si même c’est justifié ? En tout cas, je n’avais même pas pensé que les deux expériences aient un point commun hors le tag ! »

Justement, le protocole a chez moi devancé le rapport au réel, à la narration. J’ai voulu des textes lisibles en une minute, publiés quotidiennement, improvisés, même si très vite les premières minutes ont contraint les suivantes (et il en va de même pour François). OK, il y avait l’idée, dès le départ, que je racontais une minute clé dans l’histoire de l’humanité. La forme et le fond se répondaient, ce qui faisait nécessité, et bien sûr imposait une contrainte d’écriture, qui en elle-même était inspirante. Je reste persuadé qu’il y a dans cette forme fragmentaire prise dans une unité de temps une puissance contemporaine que nous ne faisons qu’effleurer.

Samedi 21, Balaruc

L’écriture ne rend pas Virginia heureuse, d’autant que j’en suis à l’année 1936 de son journal, cinq ans avant son suicide. Elle entretient l’obsession d’écrire plus qu’autre chose, se met une pression invraisemblable, en arrive à sacrifier sa vie pour l’écriture, et pour nous d’une certaine façon, sans réussir à paraître habitée de joie, comme si elle obéissait à un devoir supérieur.


Symptôme de l’irresponsabilité induite par le numérique : quand je crée des évènements sur Facebook pour des virées à vélo, des gens s’y inscrivent parce qu’ils aimeraient y être et non parce qu’ils y viendront. Donnent-ils rendez-vous à leurs amis au restaurant pour ne pas s’y trouver à l’heure convenue ? Non. Mais en ligne, ils s’autorisent une légèreté qu’ils s’interdisent d’habitude, comme si en ligne n’étaient pas tout à fait la vraie vie, comme si leurs actes en ligne ne les engageaient pas. Ils croient d’une certaine façon à une compartimentation de la réalité en silos imperméables.

Dimanche 22, Balaruc

Nous sommes dans mon bureau avec un ami. Une vague immense arrive depuis l’étang. Je crie « La vague, regarde. », mais Isa ne se retourne pas, comme si le temps était arrêté pour elle, et la vague déferle, arrache les cactus que je bichonne en ce moment, remonte dans notre jardin au-delà de la maison, avant de se retirer avec un bruit de succion qui m’éveille. Traduction des hantises climatiques collectives.


Le désir de faire œuvre me semble universel. Il me suffit de regarder par ma fenêtre. Désir de construire des maisons, des villes, des infrastructures, des programmes, des jeux, des livres. Nous sommes animés d’un désir compulsif de bâtir. Beaucoup d’écologistes ne le prennent pas en compte. Ils rêvent de solutions politiques inhumaines qu’ils ne s’appliquent pas à eux-mêmes. Tel prêcheur de la décroissance qui ne cesse de traverser le pays pour porter sa bonne parole. Tel adepte de la collapsologie qui fait son beurre de ses thèses et vit dans le luxe de la société de consommation.

Nous sommes des bâtisseurs. Nous dressons des tours, toujours plus haut, et oui, un jour elles s’écrouleront, et nous les reconstruirons, tant que nous le pourrons, et oui, un jour ce sera impossible, alors nous disparaîtrons, parce que toute autre forme de vie nous paraîtra insipide. Vivre n’est pas une fin en soi pour les êtres conscients. Nous avons besoin de nous sentir, un instant, dans la peau de dieu, de l’éprouver en nous même. Et les religions naissent de notre tendance à extérioriser ce dieu, à le croire hors de nous même, puis d’imaginer qu’il nous visite, alors que depuis toujours il est en nous seuls.


Aberration de notre système fiscal, qui fonctionne avec des seuils, si bien qu’un euro de plus déclaré peut engendrer des milliers d’euros en plus à payer. Pourquoi ne pas s’affranchir des seuils et les remplacer par une courbe logarithmique ? Pour que le système soit lisible pour tous ? Mais cette lisibilité entraîne des injustices et incite à la magouille. Je découvre que dans certaines situations nous avons tout intérêt à travailler moins, donc gagner moins, pour au final avoir plus d’argent en poche. Nous marchons sur la tête. Je n’avais jamais plongé dans mes comptes et mes tableaux me démontrent, une fois de plus,l’absurdité administrative.

Mardi 24, Balaruc

Idée à la One Minute. Les dernières pensées de tous les passagers d’un vol avant le crash. Une façon de me questionner sur la mort.

L’île singulière
L’île singulière

Mercredi 25, Balaruc

Hier, j’ai roulé jusqu’à la plage de l’Espiguette, et au large Sète flottait sur la mer grise, une île à distance des collines de la Gardiole, attachées au pic Saint-Loup, au massif de la Séranne et aux Cévennes, et mon monde en était bouleversé, renversé, et j’étais ailleurs, déstabilisé. Sensation d’être chez moi, mais étranger, seulement de passage.


Toujours le moi mis en avant sur les réseaux sociaux, et je ne sais pas si je réussis à faire mieux, à pousser des idées, des émotions, tout en laissant ma personne à l’arrière-plan. Le silence est plus intense, la discrétion plus salutaire, et l’exposition ne me manque que quand je découvre celle des autres et commence à les envier, alors même qu’ils me débectent. Les voir se dénuder m’incite à la plus grande retenue, à n’aspirer qu’à la quiétude, qui malheureusement pour un auteur revient à couper presque mécaniquement le robinet alimentaire.

Aigues-Mortes
Aigues-Mortes

Jeudi 26, Balaruc

Je lis le dernier roman de Catherine Fradier, ma voisine, où je retrouve mon étang et mon village après l’apocalypse climatique. Et devant moi, le mistral balaye l’étang, et la pelouse déjà jaune, pailleuse, brûlée. J’ai la sensation que Catherine m’a dérobé mon trésor.


Nous autres auteurs ne sommes pas assez nombreux pour lire les livres des autres auteurs. La littérature est entrée en crise, comme bientôt le cinéma quand il y aura davantage de cinéastes que de spectateurs. La poésie a traversé cette crise il y a déjà longtemps. Les poètes ont appris la discrétion, comme les numismates ou les philatélistes. Quand le nombre de pratiquants surpasse le nombre de « consommateurs », la pratique quitte le champ de l’art pour entrer dans celui du loisir.


J’ai tenté d’écrire un roman climatique, mais je ne vois pas en quoi ma voix pourrait porter au-dessus du brouhaha ou de manière assez dissonante pour se justifier en elle-même.

Je suis farouchement opposée à la planification écologique, car qui dit planification, dit solution connue, éprouvée, déroulable avec une quasi-certitude quant au résultat. J’ai dès Le peuple des connecteurs montré que cette approche était inapplicable quand on doit agir sur des systèmes complexes. Tous ceux qui parlent de planification m’effraient. Je les tiens pour de dangereux potentats en puissance.

Je ne crois plus que nous changerons de cap assez tôt pour que ce changement impacte le climat. J’ai passé des années à expliquer la nécessité du changement d’attitude et j’ai constaté que la plupart des gens ne voulaient pas changer. Tout le monde a une bonne raison d’attendre que son voisin agisse, à commencer par les plus dispendieux d’entre nous.

Si je crois en nous à longue échéance, je n’y crois pas à court terme. Nous n’avons pas le temps d’une révolution intérieure qui nous ferait basculer vers la sobriété. Quand je vois les gens picoler, trop manger, abuser du café, et même beaucoup d’écologistes convaincus, je perds espoir d’une solution « civique » au changement climatique. La sobriété est l’apanage de quelques ascètes. En conséquence, je pense que notre seul espoir réside dans la technologie. Je n’ai aucune certitude qu’elle nous tire de l’impasse, mais je ne vois plus d’autre issue.

Quand je tiens ces propos, j’énerve mes amis. Mais que proposent-ils ? Souvent des changements de comportement qu’ils sont incapables de s’imposer à eux même, comme la plupart des apôtres de la décroissance.

Il est temps d’admettre que nous ne pouvons vivre que dans la croissance et que toute solution qui ne passe pas par elle est vouée à l’échec. L’envie nous gouverne. Nous sommes des êtres avides et passionnés. La lutte contre le réchauffement climatique a trop longtemps patiné parce que nous avons refusé d’investir massivement dans les technologies propres. Nous sommes encore trop timorés. Alors si j’écris sur le climat, ce sera pour défendre cette position de repli.

Vendredi 27, Balaruc

Un écrivain profite de la vie quand il écrit. Il ne s’agit pas d’une loi universelle, mais qui convient aux auteurs que j’apprécie. C’est sans doute difficile à croire pour ceux qui n’écrivent pas, comme il est difficile de croire que pédaler durant des jours dans la nature peut provoquer du plaisir autre que le mal aux jambes et au cul.

Samedi 28, Balaruc

Je suis en attente. Attente du retour d’Isa sur Quelques atomes de vérité, attente du Parcoursup de Tim, attente que mon prochain livre se cristallise, attente de savoir si début juillet je pars deux semaines à vélo… J’en profite pour écluser des dossiers administratifs, lire, me relire, pédaler, rêver, me reposer, j’en éprouve presque de la culpabilité. Hier, alors que je remonte le canal du Rhône à Sète, je passe devant une péniche accostée, avec un gars en train de lire à l’ombre d’un parasol. J’ai perdu l’habitude de m’arrêter. Il faisait près de 35° et je pédalais.


Je prends plaisir avec les histoires divertissantes, sans porté politique, ou philosophique, sans conséquence personnelle, mais je me sens incapable d’en écrire. Même dans la fiction une question doit me tarauder, sinon je ne parviens pas à me mettre en mouvement.

Dimanche 29, Balaruc

À 56 ans, Virginia se presse, de peur de ne pas avoir assez de temps pour achever son œuvre avant sa mort. Elle travaille jusqu’à l’épuisement qui la poussera au suicide et abrégera son œuvre.

Je ne sais pas si j’ai gagné en sagesse, je n’éprouve plus cette sensation d’urgence, comme si j’avais déjà assez écrit. Mais je ne suis pas dans la situation de Virginia, célébrée, au firmament de la littérature, ce qui pourtant aurait dû la détendre.

La frénésie de créer finit par ne plus avoir aucun sens. Elle se transforme en pathologie quand créer devient une addiction destructrice. J’attends le prochain texte, parce que je sais qu’il me procurera du plaisir. La littérature : je l’emmerde. Elle n’existe pas, elle n’est qu’un fantasme de littérateur, une divinité à laquelle je ne crois pas.

Une seule chose m’intéresse : qu’est-ce que je découvrirai avec le prochain texte, quels plaisirs il me procurera, quelle perspective nouvelle il me révélera, sur quel territoire nouveau il me mènera ? Je n’ai plus l’intention d’écrire pour changer ma vie ou celle des autres. J’écris pour explorer, je pédale pour la même raison.

Je me gorge du monde, de l’étang éclaboussé de bleu ce matin, avec des odeurs de jasmin qui balaient la chambre.


Créer un effet de multitude. Accumuler des notes sans les relier, les poser une à une, dans toutes les directions. La technique One Minute ramenée à la phrase. Cette idée formelle me vient en lisant l’entrée du premier novembre 1938 de Virginia. Une soirée où tout le monde parle, où les voix se croisent, ce serait réaliste au point d’en devenir abstrait, ce réalisme des soirées où j’ai l’impression de ne plus exister, car incapable de me faire entendre, parce que je manque d’humour et de charme. J’ai toujours eu du mal à me faire entendre. Pas seulement quand j’écris. Ma voix est puissante, mais elle n’impacte pas, parce que je parle trop vite et que mes mots se télescopent, brouillés par mon accent.


Notre époque a-t-elle encore besoin de formalisme ou d’expérimentation ? Plus que jamais parce que nous ne savons pas ce qui restera de notre civilisation dans quelques décennies. Aucune piste ne doit être écartée, même les plus incongrues.

Lundi 30, Balaruc

Virginia me paraît refuser de vieillir, elle voudrait continuer de penser comme quand elle était plus jeune, ce qui ne peut conduire qu’au désastre. J’éprouve parfois du regret à mes fulgurances passées, mais je découvre les vertus de la patience. Des possibilités nouvelles s’ouvrent alors que d’autres se referment. Vivre est une aventure, une exploration des différents âges de la vie, et j’espère que j’en connaîtrai toutes les palettes, même si j’ignore les couleurs qui demain seront à ma disposition.

Je ne sais pas si ce journal dit quelque chose de mon vieillissement. La seule façon de le savoir serait d’en faire ressurgir les archives. Il me faudrait une vue en coupe de mes carnets, prendre une journée, une semaine ou un mois d’année en année, et tenter de voir en quoi ma pensée se transforme et oscille. Je ne suis même pas sûr de détecter un mouvement. Il me suffit de replonger dans quelques pages anciennes pour être gêné par les mots, mon style, mes pensées. J’ai envie de tout réécrire. Il serait préférable pour un tel travail, de reculer dans le temps, plutôt que de tenter de le remonter depuis l’origine.

Mardi 31, Balaruc

Remise au travail sur Quelques atomes de vérité. J’ai pris assez de distance pour couper et remanier sans scrupule.

Sète
Sète