Mardi 5, Balaruc

Retour de cinq jours de bikepacking dans des conditions mémorables. Nous avons connu la tempête de tramontane, la neige, le froid, puis la douceur lumineuse. Inoubliable.

Cerisiers
Cerisiers

Mercredi 6, Balaruc

J’écris mon compte rendu de voyage à vélo avec empressement, parce que mon roman m’appelle, parce qu’aussi je sens que mes récits à vélo tournent en rond. Je vais devoir les dynamiter, les envisager d’une nouvelle manière, sinon ils m’ennuieront et je les abandonnerai, et peut-être avec le voyage qui les exige.

Jeudi 7, Balaruc

Je nous sens au bord d’une révolution. Je lis des articles sur la physique, la crise climatique, la guerre en Ukraine, la barbarie, l’injustice. Tout vacille et tremble sur ses bases comme à la veille d’une rupture radicale. Le monde est en train de basculer vers un nouvel état, et le dictateur russe tenterait de nous retenir dans le passé, en répétant des horreurs que nous croyons derrière nous. Tout change pour que rien ne change, et en même temps, le neuf veut naître, nous subjuguer, nous désorienter, parce qu’il est notre seule divinité. Nous sommes des créateurs et nous n’avons jamais été aussi proches du chef-d’œuvre. Les époques de bouleversement engendrent des œuvres bouleversantes. Ma génération a vécu jusque-là dans un confort qui l’a souvent privé de puissance. Un temps nouveau arrive.

Vendredi 8, Balaruc

Comment écrire en temps de guerre ? Comment continuer à faire l’autruche ? Comment continuer les gaudrioles ? Je ne sais pas comment, mais la vie exige la légèreté, parce qu’elle est la seule réponse à la barbarie.

Samedi 9, Balaruc

Je rentre épuisé d’une sortie vélo, aussi à l’idée que demain j’attaque le versant final de Quelques atomes de vérité, quand le héros doit rejoindre le monde ordinaire tout en se dirigeant vers l’épreuve ultime, dont je n’ai encore aucune idée.


Virginia alors qu’elle travaille aux Vagues : « toute autre forme romanesque ressemble à une répétition. » J’ai senti cette répétition dès que je me suis mis à écrire. À me dire pourquoi refaire un gâteau avec ce moule rouillé par des milliers d’auteurs avant moi. J’ai voulu arriver à un moule qui serait le mien, et quand j’ai cru le trouver, comme avec One Minute, je l’ai jeté pour en chercher un autre.

Je suis souvent jaloux du succès des utilisateurs de moules rouillés, ou même inoxydables. Je ne peux pas me détourner de mon but initial, même si j’échoue encore et encore, au moins j’aurais tenté de vivre aujourd’hui, par moi-même. C’est difficile, douloureux, mais toute autre vie me déprimerait. Je suis le plus mal placé pour savoir si je touche à quelque chose. Je fais confiance à l’avenir. Ce qui devient une folie par les temps qui courent, mais justement l’avenir nous surprendra.


Campbell : « The ancient myths were designed to harmonize the mind and the body. The mind can ramble off in strange ways and want things that the body does not want. The myths and rites were means of putting the mind in accord with the body and the way of life in accord with the way that nature dictates. »


Selon Campbell, en Inde, une tenue correspond à chaque âge de la vie. Est-ce que je ne me coupe plus les cheveux pour marquer cette transition vers un âge de plus d’équilibre et de sérénité ?

Marseillan
Marseillan

Lundi 11, Balaruc

Je découvre avec horreur que la majorité des électeurs de mon village ont voté pour l’extrême droite, alors que nous sommes à la veille d’une implosion planétaire à cause des idées extrêmes. À croire qu’une bonne partie de la population n’a plus la moindre culture historique et aucun repère écologique et géopolitique. Voilà qui me désespère, parce que ces électeurs croient encore au père Noël, aux promesses débiles, aux jours meilleurs… alors que nous entrons dans une période historique de bouleversements titanesques qu’il faut regarder en face, sinon la vague nous prendra de travers et ne nous roulera jusqu’à nous briser.

Mercredi 13, Balaruc

Je suis au pied du mur dans mon roman, j’en arrive à une situation théâtrale, où il devrait y avoir un long dialogue entre quatre protagonistes, mais j’appréhende les longs dialogues, parce que je ne les maîtrise pas. Jour après jour, je renonce à ce que je pourrais écrire. Je suis dans l’attente du déclic qui me débloquera.


Je suis l’écrivain d’une seule voix, la mienne. Je ne sais pas donner réalité à d’autres, alors je les minimalise, les réduits à des onomatopées.

Vendredi 15, Balaruc

Mon roman se déroule en dépit de toute prédiction, en suivant la structure du héros de Campbell, qui est devenue ma contrainte. Elle me pousse hors de ma zone de confort. Je grimpe vers la tête sans encore entrevoir ses traits. Je ne connais que la fin, imposée à moi dès le début. Je ne me presse pas, personne n’attend mon texte, alors je le laisse sourdre à sa vitesse propre, par salves entrecoupées de piochages douloureux.


Le système sélectif imposé aux élèves de terminale est effrayant de sérieux et de rigueur. Parcoursups est un outil presque trop parfait, qui exerce une pression invraisemblable, mettant à jour un système qui existait déjà pour quelques-uns, mais en le généralisant à tous. J’ai passé mon bac avec un esprit « peace and love » et « je verrai plus tard ». Désormais, on demande aux jeunes de se prononcer avant même la fin de l’année, de passer des entretiens dignes de professionnels expérimentés. Encore une raison de fractures sociales. D’inégalités. Le tout avec un sentiment d’absurdité quand on pense que le monde tremble sur ses fondations, que rien de ce qui existe ne survivra aux crises en cours. Le système se complaît dans l’absurde, comme si nous ne voulions pas regarder en face la possibilité du naufrage annoncé.

Samedi 16, Balaruc

Journée brûlante, coucher de soleil enflammé, j’écris, je piétine, je recommence.

Régates
Régates

Dimanche 17, Balaruc

Je pédale jusqu’après Fontvieille où je retrouve la famille : longue remonté du canal du Rhône à Sète. Je franchis le petit Rhône, puis le grand Rhône et plonge dans Arles par une journée de féria. Je traverse le nouveau quartier des musées, splendide, à sa place à côté des merveilles du passé, puis nous déjeunons sous les platanes, dans le U formé par le mas, face au jardin de cactus.

Quand je pédale longtemps, seul, sans difficulté, mes pensées passent sans s’accrocher, au plus près que possible d’un état méditatif. Je suis conscient, vigilant, en même temps absent, livré aux perceptions du corps, du monde, aux couleurs et aux odeurs, et mes muscles obéissent avec méthode à des consignes silencieuses. J’aime cette traversée des apparences, malgré l’urgence qui s’impose à moi par moment et m’empêche de prendre tout le temps que je voudrais, parce que je me fixe des objectifs, cette fois d’arriver avant treize heures pour le déjeuner.

Vers Arles
Vers Arles

Lundi 18, Balaruc

Écrire n’est-ce pas accepter de mourir pour ses lecteurs ? Tout leur donner dans l’espoir qu’ils nous ressusciteront. Cette pensée me traverse alors que je suis une nouvelle fois au pied de la falaise dans mon roman. Demain, je tente d’écrire la fin, de sauter par-dessus le climax, d’en l’espoir que rétrospectivement il s’imposera.

Mardi 19, Balaruc

Mes livres, plus que ce journal, ne sont que des dialogues avec moi-même. Tu as dit ça. Pourquoi ? Tu réponds ça, mais encore ? Ainsi de suite, à la recherche d’une lumière, de l’origine de ma conscience, dans les méandres quantiques de mon cerveau (qu’une nouvelle expérience sur l’anesthésie vient de mettre en évidence).


J’ai la sensation d’être près d’une solution à l’équation de mon roman, mais elle m’échappe encore. Hier, je relis le premier chapitre et lui trouve une certaine tenue, une dangereuse illusion hypnagogique. Je n’éprouve aucun empressement sur ce travail. Je vais déjà beaucoup plus vite que Virginia. Aurait-elle écrit plus vite avec un ordinateur ? Différemment ? Quand je lis les classiques, je me pose souvent cette question. Je ne pourrais même pas prétendre écrire sans une machine pour m’assister.

Dimanche alors que je roulais vers Arles, un vélo électrique m’a suivi lors de la traversée d’Aigues-Morte dont le pont sur le canal était en travaux. Le cycliste qui devait avoir mon âge, peut-être un peu moins, après que nous ayons échangé des informations topographiques, m’a dit qu’il était hémiplégique, qu’il ne pouvait pas marcher depuis un accident cérébral, mais que le vélo électrique lui permettait de se rééduquer et de prendre du plaisir. « Formidable », je lui ai dit. « Fantastique. » Je découvre que je suis un écrivain hémiplégique. Sans la machine, je ne peux rien.

Alors suis-je un écrivain de l’avenir ou un écrivain abâtardi, une chimère qui ne devrait pas exister ? Je ne suis que ce que l’époque fait. Je ne vois pas pourquoi je m’imposerais d’écrire à l’ancienne pour alors produire des textes d’apparences anciennes. J’ai déjà tant de mal à me dire que j’écris quelque chose qui sonne d’aujourd’hui, et quand je crois y parvenir je suis absolument le seul à le penser. J’ai au moins la satisfaction d’avoir levé un voile sur la réalité, d’avoir entrevu des possibilités encore évasives, et qui peut-être ne seront jamais plus esquissées.


J’entends répéter « entre la peste et le choléra, je ne choisis pas ». Je ne crois pas cette rengaine adaptée à la situation française du moment. Je dirais plutôt « Entre le cancer et la grippe, je choisis la grippe. » D’un côté une maladie souvent mortelle, de l’autre une maladie dont on se protège en se vaccinant.

Printemps
Printemps

Mercredi 20, Balaruc

Mon roman ne cesse de me déborder. Je saute par-dessus deux chapitres qui se refusaient à moi pour approcher de la conclusion. Je ne me suis jamais senti aussi étranger d’un de mes textes, comme si je n’en étais pas l’auteur, ou comme si un nouveau moi-même l’écrivait, que je connais encore mal.

Je doute parfois de mon intelligence. Je m’allonge sur le canapé pour réfléchir à une scène, m’endors vingt minutes, reviens écrire avec une lucidité revigorée, mais effrayé de dormir ainsi à tout moment, parce que je sais que la sénilité s’annonce par des siestes impromptues.

J’écris peut-être un texte de vieillard. Cette possibilité me hante. Parfois je me dis qu’il s’agit de mon dernier effort vers un texte un peu long, sans d’ailleurs qu’il soit immense. Pour me rassurer, je lis des articles sur le vieillissement, sur le second âge de l’intelligence, celui de la cristallisation dans lequel je suis entrée, et qu’il me reste à explorer.


One Minute qui arrive devrait être traduit en anglais. Il ne restera plus qu’à tourner la série.


Les héros meurent pour renaître, et, comme nous sommes tous les héros de nos vies, nous ne cessons de mourrir pour renaître. Je suis mort comme enfant pour devenir adulte, je suis mort comme ingénieur pour devenir journaliste, mort comme journaliste pour devenir écrivain. Dans mon roman, je meurs comme romancier littéraire pour devenir romancier dans la vie. Ce « je » est de plus en plus détaché de moi. C’est un roman de l’éloignement du « je », un chemin inverse de celui que j’ai suivi dans Ératosthène.

Vendredi 22, Balaruc

Un copain me signale un livre sur les non-consommateurs et je note tout de suite que ce livre n’est pas disponible en version numérique gratuite, ce qui est pour le moins incohérent, et me décourage de m’intéresser plus avant à son contenu.


J’ai esquissé un texte pour… non je ne peux pas l’avouer, surtout en ce moment, déjà que j’ai perdu tant d’amis à cause de leur fuite vers l’Absurdistant idéologique.

Cabane en pierre sèche
Cabane en pierre sèche

Samedi 23, Balaruc

Mon roman ne m’obsède pas comme il le devrait. Il ne me réveille pas la nuit, ni ne s’impose quand je pédale, et peu souvent sous la douche, pourtant un endroit pour moi propice au jaillissement des idées. J’y travaille tous les jours, de longues heures, puis plus rien jusqu’au lendemain, comme si ma vie littéraire se séparait de mon autre vie. Est-ce parce que les séances de travail tarissent ma source créative ? Je devine une inconsistance, un moment où la narration m’a échappé, et je vais devoir tout relire pour chercher cette fissure dans le mur.

Orage
Orage

Dimanche 24, Balaruc

Désormais, je suis incapable de m’attarder sur un texte, j’épuise vite mes idées. Depuis One Minute, écrit en une année, puis révisé durant plusieurs mois, aucun texte ne m’a absorbé aussi longtemps. J’ai écrit en quatre mois le premier roman sur mon père, certes après avoir passé quelques années plus tôt un mois à me documenter, puis quatre mois à réviser, resserrer, reprendre. Je suis dans la même temporalité sur le second. Je n’ai jamais été un auteur de textes longs, à l’exception d’Érathostène et One Minute, sans qu’ils se prétendent fort épais. Je crois que cette relative minceur de mes textes s’accorde avec mon goût pour le minimalisme et la simplicité. Je resserre la prose plus que je ne l’étends comme Proust le faisait, en lui ouvrant le ventre, pour la densifier et la rendre plus poétique.

Il existe peut-être une taille critique propre à chaque auteur, une dimension narrative dans laquelle sa forme se déploie, la mienne sans doute située entre 200 000 et 300 000 signes. J’ai du mal à envisager en-deçà ou au-delà. Quand je me lance dans un texte, même si j’écris peu quotidiennement, il me suffit de trois ou quatre mois pour obtenir un premier jet. J’en suis là avec Quelques atomes de vérité, en train de me relire. Il me reste un énorme travail, mais le texte ne grossira plus, à moins d’une surprise faramineuse.

Je suis en étrange relation avec ce roman, qui mêle faits biographiques et affabulations, qui joue de leur relation et dont le ton glisse vers l’essai. Il sera difficilement recevable par les éditeurs, parce qu’en marchands ils veulent vendre aux lecteurs des touts uniformes et relativement confortables. Il s’agira alors en moins de trois ans de mon cinquième texte littéraire abandonné à la dérive dans les mémoires numériques, une sorte de démonstration qu’écrire importe plus que publier.

Après tout, j’ai ainsi longuement abandonné One Minute et le voilà empaqueté dans un beau coffret dont je devrais bientôt recevoir les premiers exemplaires.


Virginia : « Cinquante mille mots en cinq mois. Mon record. » Pour comparaison, en trois mois j’ai écrit 46 000 mots de Quelques atomes de vérité. J’écris donc plus vite qu’elle, mais à quelle vitesse aurait-elle écrit avec un ordinateur ? Impossible à dire, car l’ordinateur change l’écriture dans des proportions vertigineuses.

Virginia tournait ses idées parfois durant des mois avant de les noter, je faisais de même quand j’écrivais encore à la main, alors que désormais je me lance souvent avec seulement une intuition, partant à la découverte de ce que mes doigts produiront, bien plus que ce que produira mon intentionnalité. J’écris comme un peintre expressionniste. Je suis un Jackson Pollock de la littérature. Je jette des mots et regarde avec stupeur comment ils retombent, presque incapable de les retoucher, tant le miracle de la création me laisse pantois.

Lundi 25, Balaruc

J’en arrive à ce moment le plus difficile dans l’écriture d’un livre : dépasser la satisfaction du premier jet et accepter de tout remettre en question. Alors je commence par réviser le texte lui-même, par le scruter phrase à phrase, à traquer les répétitions, des mots comme des structures syntaxiques, de cette façon je m’abstrais de l’écriture et bascule dans la technique, ce qui m’aide à prendre du recul. Puis vient une phase où je donne à lire à Isa, où après avoir entendu parler du texte durant des mois, elle peut y jeter un œil, pas tout à fait objectif, parce qu’elle connaît mon intention, mais je fais confiance à son sens critique. Alors souvent je dois retravailler, avant de passer à un autre lecteur, parfois tout recommencer encore et encore. Pour le moment, il est trop tôt pour qu’un tiers y regarde, je sens des faiblesses, parce que ce texte joue entre l’autofiction, que je maîtrise, et la fiction, que je maîtrise moins, certains de mes personnages n’étant pas bien campés. Je dois les placer au bord de la caricature pour qu’ils apparaissent fictifs sans hésitation.


Quand je lis, j’ai rarement besoin d’aller au bout des textes pour m’en imprégner, comme si je regardais un tableau et que j’en avais tout de suite pris la mesure. Souvent la suite de la lecture me devient fastidieuse, comme si les développements ne faisaient que confirmer mon sentiment initial, à coup d’exemples épuisants. Cela est vrai avec les essais, mais aussi avec les romans. Je suis un ennemi de la longueur inutile, et j’en vois l’origine, parce que quand nous écrivons nous répugnons à sortir du mode créatif, nous nous y sentons si bien que parfois nous le prolongeons au-delà du strict nécessaire. Je préfère rester à l’écoute du texte plutôt que de moi-même, le laisser retomber dans son mouvement naturel, même si telle n’était pas mon intention initiale.


Un ami m’envoie une photo du village datant du début des années 1960, avant ma naissance, et il me prend l’envie de collectionner ces photos anciennes pour écrire à partir d’elles.

Mèze
Mèze

Mardi 26, Balaruc

Je dors le plus souvent les volets ouverts, les fenêtres ouvertes, surtout quand les jours s’allongent. Ce matin, je me suis éveillé peu après cinq heures, je ne sais pas exactement, les premières lueurs éclaircissaient le ciel, j’ai lu, puis j’ai replongé dans les rêves, dans des puissances montagneuses, dont je n’arrivais pas à m’arracher, jusqu’à ce qu’enfin je découvre le soleil radieux sur un étang huileux de bleu.

Je suis resté un moment à fixer le paysage onctueux, aux tonalités déjà estivales, puis je me suis dit que je devrais le décrire, non sans douleur, parce qu’alors mon regard ne pouvait que s’altérer, et les dernières brumes de la nuit s’évaporer. Peut-être que cette matinée prendra plus de poids parce que j’en parle maintenant alors qu’elle préside à une journée extraordinaire, tout au moins dans ces conditions météorologiques.


Virginia : « Le grand écrivain se reconnaît à son pouvoir de briser impitoyablement ses moules. » Il ne devrait jamais se répéter, changer de forme, de sujet, de tonalité, sans cesse. Mais le plus souvent, nous célébrons les moules à gaufres, parce qu’à force de se répéter ils finissent par plonger les lecteurs dans un environnement familier, peu anxiogène, peu exigeant, qui ne remet rien en cause. Il m’arrive trop souvent d’être un lecteur faible, et en conséquence un écrivain paresseux.


Je corrige mes textes avec Antidote, mon second stylo, mon secrétaire de rédaction, mais j’ai pris l’habitude d’aussi coller mes textes dans Gmail. Google me trouve toujours des fautes qui échappent à Antidote. Google est désormais le meilleur correcteur orthographique du marché, parce qu’il analyse les textes avec une profondeur inaccessible à un logiciel non interconnecté à une gigantesque base de données. C’est la fin d’une conception de l’informatique. Le constater ne me rassure jamais.


Un jour, il y a très longtemps, sans doute en Afrique, un homme ou une femme, peut-être un garçon ou une fille, a tracé le premier cercle de l’humanité, et le triangle, et le carré… Peut-être qu’il ou elle était le plus grand mathématicien de tous les temps. Il faudrait imaginer sa vie. Elle aurait sans doute beaucoup à nous apprendre.


Près de minuit. Dehors, des oiseaux chantent le printemps. Les lumières de Sète se reflètent jusqu’aux fenêtres de ma chambre. J’ai la certitude qu’il manque quelque chose à mon roman, mais je ne sais pas encore quoi. Le problème n’est pas d’écrire, mais de trouver quoi écrire.

Mercredi 27, Balaruc

Ma pensée va souvent plus vite que le romanesque. Ce que je trouve le plus romanesque dans ma vie : souvent mes pensées. D’une manière générale, les lecteurs de romans n’aiment pas les pensées, ils ne veulent que des aventures et des sentiments, et que les pensées leur arrivent malgré eux. J’aime m’y confronter dans la pleine lumière. Les conventions me fatiguent. Mes pensées comme mes théories appartiennent à mon époque autant que la guerre en Ukraine, que le réchauffement climatique ou que cette nouvelle journée qui bleuit l’étang de bon matin, avec un point flamboyant qui se reflète sur une fenêtre à Sète, puis une autre, comme si les gens là-bas ouvraient un à un leurs volets, puis les façades jaunissent, les arbres encore plongés dans l’obscurité. Devant la maison, Walter en cuissardes jaunes passe à bord de sa barque bleue. Des canards strient le ciel, pendant que Sète continue de s’éveiller.

L’art exigerait ceci ou cela. Non, l’art c’est maintenant, cette force mystérieuse qui en moi et au dehors de moi m’émerveille. Certains l’appellent Dieu, d’autre en nie l’existence, moi je suis heureux quand je me branche sur elle, alors le train de marchandises avec ses wagons blanc ou gris m’émerveille, ou une barque qui se dirige vers la Pointe Courte, ou moi-même parce que je suis capable de m’émerveiller de détails, et de m’émerveiller de m’émerveiller. Je cligne des yeux. Une fenêtre géante me renvoie le soleil jusque dans la chambre, un miroir si puissant qu’il projette une raie orangée sur l’étang de plus en plus bleu et calme. Demain, le soleil sera déjà plus haut, plus à l’est, et cette fenêtre de le retrouvera pas dans la même orientation, pour produire le même éblouissement avant des mois.

Dans mon roman, j’en arrive à la nécessité de mettre du romanesque dans la vie et ma façon consiste à me mettre dans des circonstances propices à l’écriture. N’est-ce pas romanesque de s’éveiller avec le jour et de le noter venir à moi ? C’est un privilège immense. Voilà Sète jaune et vert sombre, plus tard la ville sera blanche et noire. Le bleu de l’étang conserve des consonances roses, et les piquets du filet sous ma fenêtre, de guingois, se dorent sur une face alors qu’ils projettent leur côté obscur dans l’eau.

Virginia parle d’un paysage en forme de parapluie ouvert à l’envers, et je vois les replis de terrain au fil des baleines, avec au centre soit un lac, soit un pic décharné. Je suis peu adepte de la métaphore, j’aimerais réussir à décrire avec une précision photographique, mais alors j’accumule beaucoup de mots sans pour autant provoquer un effet. L’immobilité dorée de l’étang m’échappe comme la danse des reflets des piquets dans le glacis de l’eau.

Le soleil est déjà trop haut, plus le moindre reflet, et les façades blanchissent, et un bateau passe, avec à la barre un homme avec une veste écarlate. Les couleurs entrent dans la journée avec toute l’étendue de leur spectre, et le ronron de la ville gonfle. Je crois que je viens de rêvasser durant plus d’une heure. Il faudrait horodater ce genre d’écriture, pour en rendre la discontinuité, et montrer qu’elle reste attachée à saisir et non à élaborer (l’élaboration me procure des sensations moins grisantes).


Je ne prends jamais autant de plaisir qu’à lire des journaux intimes ou des correspondances, et si un jour je m’attaque à une nouvelle biographie, réelle ou imaginaire, elle aura cette forme. Je ne pénètre dans une autre vie que quand elle se livre à moi sans calcul, poussée par la nécessité de noter ce qui s’impose à elle, sans maquillage, sans soucis formels, le style jaillissant de lui-même avec une spontanéité dépourvue des scrupules des autres formes littéraires.

Le journal exige que le lecteur ritualise la lecture, la fractionne, un peu comme l’écriture. Je passe tous les jours un peu de temps avec Virginia et j’apprends à la connaître mieux que par ses livres, qui souvent ne me parlent pas. Elle me devient familière, comme bien d’autres avant elle. L’âge d’or du journal n’est pas encore venu. Cette forme deviendra majeure, quand surviendra chez les plus jeunes un rejet des formes rapides et qu’ils sentiront la vie leur échapper. Le journal s’épaissit dans le temps, il exige le temps, de s’y prélasser et sentir un autre devenir notre ami, peu à peu capter son énergie et la transformer en lumière.


La vie est apparue très tôt après la formation de la Terre. Une seule conclusion s’impose : la vie est un mécanisme quasi spontané quand les bonnes conditions sont réunies. L’autre hypothèse : la panspermie, mais qui encore une fois suppose que la vie est universelle. Je perçois parfois cet écoulement continuel, une sorte de miracle perpétuel, alimenté par les étoiles. Je suis une concentration d’énergie vitale, un émerveillement provisoire.


Parfois je me dis, si je réussissais à atteindre une certaine reconnaissance avec tel ou tel texte, alors, ensuite, je me contenterais d’écrire mon journal. Cette pensée n’a aucun sens. Si je n’ai envie que d’écrire dans mon journal, je n’ai aucune raison de retarder ce moment, parce que rien ne m’en empêche, sinon la petite certitude, à moins qu’il ne s’agisse d’une croyance erronée, que ne plus écrire hors du journal limiterait l’expérience du journal. Je n’y prends du plaisir, y touche la beauté, que par contraste à d’autres pratiques littéraires, souvent plus astreignantes et difficiles.


J’ai dit plus tôt que je tentais d’éviter les métaphores, mais les mots sont des métaphores. Quand je perçois le monde dans un état méditatif, de pure réception et acceptation, je n’utilise pas les mots, je me laisse baigner par le flot, mais dès que je veux capturer son mouvement, j’utilise des mots, donc des métaphores, parfois des couleurs ou des formes dans mon cerveau, des représentations, et toute représentation est approximative (ce qui en soit est assez génial parce que nous pouvons comprendre ce qui nous arrange). Par exemple, un religieux pourrait croire que je suis religieux, alors que mon flot tient de l’entropie. Il n’est pas transcendant, mais immanent.

Jeudi 28, Balaruc

Je lis Virginia dans son journal, avec passion, et quand je prolonge dans ses livres, elle me fatigue, parce qu’elle élabore, et alors prend ses distances avec le flux de vie que je ne ressens plus, comme si pour être artistique il fallait renoncer à une forme de virginité. Ça ne marche pas pour moi, ou ça ne marche plus, j’attends davantage de spontanéité, moins de calcul, et je sens que moi-même dans mes livres je commets la même erreur, à force de polir, de déplacer, d’échafauder, je me coupe du primaire brûlant pour une supposée beauté froide.

Je ne suis pas assez romancier. Le véritable romancier est capable d’être dans ses romans comme moi dans mon journal, sauf que cette spontanéité je ne la retrouve pratiquement jamais dans les romans, surtout de mes contemporains dont je vois immédiatement les coffrages et les structures, qui en deviennent lourdes à force d’être trop apparentes. Cette lucidité ne m’aide en rien dans mon propre travail.

Peut-être que le journal est vrai parce qu’il n’implique jamais de tirer à la ligne, ou de trouver une jonction entre deux idées. Il prend tout ce qui vient, en vrac, sans désir de continuité. La liberté est son crédo, l’ultime liberté. Je ne connais rien en littérature d’aussi proche de la vie. Dans le journal, je suis photographe, je prends ce qui passe pour peu que je sois dans le bon état d’esprit, aussi bien une image de l’étang qu’une pensée sur la mécanique quantique, et leur côte à côte se justifie parce qu’il en est ainsi dans le temps. Dans un roman, je chercherais des justifications. Mais pourquoi ? Le roman est en soi une justification, une façon d’ordonner le désordre pour lui donner un semblant de vérité qui n’a rien de réaliste.

Vendredi 29, Balaruc

À partir du chapitre neuf, tout par de travers dans mon roman. Grosse séance de marteau piqueur et de tractopelle. Encore beaucoup de travail. J’ignore quand j’aurais un premier jet satisfaisant. C’est comme si j’avais bien avancé dans la résolution de l’équation, puis que soudain je ne voyais plus comment poursuivre.

Maguelone
Maguelone

Samedi 30, Balaruc

Tenir un journal, c’est comme bivouaquer tous les soirs dans un lieu différent alors qu’écrire un livre revient à construire une maison, avec au moins une vague idée de sa forme finale. Le journal serait de la littérature nomade, le roman de la littérature sédentaire. Le Facteur Cheval a tenté d’unir les deux pratiques avec son palais. J’avoue que j’aime le nomadisme, je ne me sens jamais aussi libre, jamais aussi vivant, que quand je pars sur les chemins. J’aime néanmoins ma maison.


« Boutefeu : Bâton garni à son extrémité d’une mèche pour mettre le feu à la charge d’un canon, allumer un feu. » Booter un ordinateur, c’est mettre le feu à l’ordinateur, c’est lui donner la vie.


Texte coupé de mon roman, qui n’a rien à y faire, surtout à l’endroit où il a surgi. « Je me sens insignifiant. J’ai gâché ma vie en me voulant écrivain. Quelle idée m’a pris quand j’étais jeune et que rien ne me destinait à cette carrière, sinon une tendance de mon esprit à s’exciter, à être en constante ébullition et à ressentir des émotions excessives, qui parfois me plongeaient dans des états extatiques. À l’époque des cavernes, j’aurais été un shaman. Mon cerveau, formé à la rationalité, n’a fait que tenter de contrôler une force mystique, une irruption de la folie qui exige des actes au nom des rêves, comme si vivre une vie réglée du matin au soir ne suffisait pas, comme si les histoires des autres devaient toutes être expérimentées, non seulement par la médiation de la fiction, mais éprouvées dans ma chair.

« Dans certaines configurations, les mots ont un pouvoir incantatoire. Quand je jouais à Donjons & Dragons, j’incarnais des magiciens. D’une phrase, ils charmaient leurs adversaires ou déliaient leur langue. Parfois au détour d’un texte, je tombe en arrêt devant un passage. Une femme dit : « Je me promenais seule, dans les faubourgs d’une grande ville, par des rues misérables et boueuses, bordées de petites maisons tristes. » Je suis téléporté dans le froid noir de l’hiver, non loin d’usines fumeuses. Mes pieds nus laissent dans la glaise des empreintes déjà recouvertes de suie. Je tousse, tremble, souffrant d’une maladie pulmonaire incurable.

« Un jour de mon enfance, je suppose, une phrase aussi mystérieuse que celle de la femme m’a ensorcelé, et j’ai passé ma vie à tenter de la réinventer, pour la glisser dans un de mes textes, et qu’elle transmette son pouvoir vénéneux à d’autres esprits vulnérables. J’aurais mieux fait d’être poète, mais la poésie m’a toujours répugné, par sa proximité avec les prières que j’ai un temps dû supporter dans les églises où ma mère m’a poussé contre ma volonté, jusqu’à ce que je réussisse à m’opposer à cet endoctrinement. Il m’est resté la prose, apparemment sans danger, avec laquelle j’aurais pu construire des cathédrales. »


Des copains s’engagent sur diverses courses d’endurance qui exigent de transporter un traqueur, de façon que l’organisation puisse vérifier qu’ils suivent le parcours et ne trichent pas, et qu’aussi les spectateurs suivent l’aventure à distance. Mais en fin de compte, on reste dans la mise en scène de soi, dans la médiatisation de la vie, dans le récit plus que dans le faire, mais un récit qui a perdu tout sens du romanesque. Dans J’ai débranché, je commence par une histoire de tracking avortée, quand j’ai noyé mon téléphone alors que je comptais documenter une randonnée en kayak. J’étais devenu si accro à mon existence sociale que j’avais fini par oublier de me recentrer sur moi. Nous sommes déjà assez traqués contre notre volonté pour en prime alimenter la machine et surtout en pousser d’autres à vouloir se publiciser davantage, quitte à prendre toutes sortes de risques physiques et sociaux. Cette surenchère rend la vie « normale » insipide. « Lui, il s’éclate pendant que moi je lis un bouquin dans mon canapé. Putain, je gâche ma vie. » Voilà en substance le message. Je ne peux pas approuver.

Sète
Sète