Mardi 4, Balaruc

Bloguer, c’est écrire et publier tout de suite, c’est exposer sa vulnérabilité, c’est tendre la main aux autres et c’est agréable pour cette raison (je devrais dire, c’était, parce que je n’y arrive plus trop, peut-être parce que je cache ma vulnérabilité, ou peut-être parce que je travaille encore à Résistants, comme un chien).


Je lis Les monades urbaines de Silverberg. J’ai le sentiment de l’avoir déjà lu sans vraiment m’en rappeler, c’est une étrange sensation. Un livre un peu pesant, assez ennuyeux à vrai dire, et je comprends mal pourquoi on le considère comme un des meilleurs romans de SF.

Mercredi 5, Balaruc

J’ai arrêté le chocolat et les réseaux sociaux, les deux avaient pour but de me réconforter. Ils ne soignaient pas le mal, ils l’anesthésiaient (je parle bien sûr de plaques de chocolat entières).


Dans Résistants, j’ai écrit « Ne fuyez pas votre conscience » et je me suis dit que, dans le contexte, ce serait mieux : « Ne fumez pas votre conscience », mais ce n’est pas un livre de poésie.

Jeudi 6, Balaruc

Je traîne un mal de tête depuis au moins deux semaines, l’impression d’avoir le bulbe rachidien pris dans un étau, j’ai des migraines ophtalmiques à force de passer trop de temps sur écran à écrire ou à relire. L’orthoptie ne me soulage pas encore. Il faut que je boucle Résistants pour prendre le temps de grandes balades.

Vendredi 7, Balaruc

La journée commence bien : quand j’ouvre le frigidaire, je me fais agresser par un yaourt nature.


De plus en plus souvent, je vois des gens qui pointent vers certains de mes articles en disant « Intéressante réflexion de Crouzet même si je ne suis pas d’accord. » On dirait que « Ne pas être d’accord » suffit désormais à répondre à une argumentation (au temps de la blogosphère, on écrivait un article pour expliquer son désaccord).

Samdi 8, Balaruc

J’envoie un mail à une chargée culturelle. Je reçois immédiatement un mail de réponse automatique : « Étant en déplacement, je prendrai connaissance de votre mail le mercredi 12 octobre. » Comme si les mails atterrissaient sur son bureau. D’un autre côté, j’admire ce détachement de la chose numérique, surtout pour une attachée culturelle en charge du numérique.


Un lecteur de La mécanique du texte me dit qu’il écrit au clavier mais sans regarder l’écran, s’abandonnant au seul flux des mots au bout de ses doigts. Je prends conscience que le plus souvent je ne regarde pas l’écran quand j’écris. Mes yeux suivent mes mains. Je ne les relève que pour faire des pauses.

En ce moment d’intenses corrections sur Résistants, je lis beaucoup, je corrige beaucoup, mes yeux sont énormément sollicités jusqu’à la migraine, ce qui ne m’arrive jamais quand je suis en phase création, ce qui suffit à démontrer que j’ai alors un usage plus lâche du regard.

Dimanche 9, Balaruc

Depuis que j’ai un iPad pro avec un stylet, je me remets à prendre des notes de travail manuscrites, surtout le soir ou la nuit quand je suis dans mon lit. Nicolas Ancion me suggère de tester Nebo, une appli de reconnaissance d’écriture. Lui, il écrit comme ça désormais. Je teste mais j’écris vraiment trop mal. L’application ne produit que du charabia (si je ne suis pas compris par un logiciel, je ne dois pas m’étonner de ne pas être compris par de nombreux humains).

Texte saisi sur Nebo
Texte saisi sur Nebo

Lundi 10, Balaruc

Quand je parle de la croyance qui nous animait sur le Web, on me répond qu’on trouve encore des choses formidables sur le Web dès qu’on s’éloigne des silos. Ai-je dis le contraire ? Est-ce que je continuerais de publier sur le Web si je pensais qu’il était mort ? Le problème n’est pas que le Web soit intéressant ou pas, mais ce que nous y faisons quand collectivement nous croyons ou ne croyons pas.

La croyance est puissante, elle a toujours été un moteur humain. Moi, qui ne crois pas en Dieu, je me nourris de croyances collectives, et quand une de ces croyances s’étiole, je reçois moins d’énergie de mes semblables.


Beaucoup de lecteurs ne comprennent pas ce que je veux dire par croyance partagée sur le Web, peut-être parce qu’ils sont croyants par ailleurs et accordent une réalité objective à la croyance, alors qu’elle n’est qu’une réalité intersubjective.

Quand nous étions nombreux à croire en un idéal numérique, nous faisions foule, nous nous stimulions, exactement comme les constructeurs de cathédrales (que notre croyance ait un fondement dans la réalité objective ou non n’avait aucune importance, ce qui comptait c’était qu’elle nous reliait et nous poussait parfois à nous surpasser).

Quand la croyance s’étiole, le liant disparaît, le relié qui est à l’origine étymologique de mot religion. Ça ne veut pas dire que les gens cessent d’œuvrer sur le Net, simplement ils le font isolément, où à l’intérieur de petites communautés, sans qu’elles soient connectées les unes aux autres par une croyance plus universelle.

Moi qui suis athée, je regrette de ne plus croire en un certain Net, et je ne peux plus y croire, car les autres croyants ont changé de religion. Je me retrouve seul dans mon coin, avec quelques amis. Nous continuons à créer, à publier, à défendre nos idées… mais sans que cela soit aussi exaltant qu’avant, même si au final c’est sans doute plus pragmatique et rationnel.

Je ne dis pas que le Web d’aujourd’hui et moins bien ou mieux que celui d’avant, cela n’a pas de sens. J’exprime simplement une différence de vécu, de sensation, de sentiment. Vivre avec une croyance, c’était très puissant.


Le croyant agit avec l’énergie des autres, avec une perspective partagée, un but parfois. Agir sans croyance partagée, c’est chercher une raison en soi, c’est réagir en individualiste forcené, c’est plus exigeant, moins grisant. J’ai connu ces deux états. J’ai la nostalgie de la croyance, c’est pas pour autant que je vais me tourner vers la première divinité venue.


Une croyance au sens large est un prisme, un cadrage, une façon de voir le monde et de s’y comporter. On peut donc changer de croyance, on le doit même, pour apprendre qu’une croyance en particulier n’a rien de supérieure à une autre.

Le bateau avant échouage
Le bateau avant échouage

Mercredi 12, Balaruc

Idée d’une nouvelle : on est dans un monde totalitaire hyperconfortable comme dans Les monades urbaines. Les récalcitrants sont éliminés. On découvre au final que le totalitarisme n’est qu’un système pour sélectionner les révoltés, qui ne sont pas éliminés, mais envoyés dans un monde qui ne se veut pas totalitaire, qui se veut doublement paradisiaque, mais qui s’avère un nouvel enfer. Possibilité de poursuivre à l’infinie la mise abyme.


Un ami accuse mon fil RSS de ne pas être standard, sous prétexte que j’utilise un service de cache qui ne serait ni open source ni libre. Il se trouve que c’est Firefox qui, bien qu’open source et libre, ne respecte pas le standard RSS à cause d’un vieux bug. Le plus étonnant : mon ami, après m’avoir quasiment insulté de mon assujettissement au grand Satan, n’a pas daigné me répondre quand je lui ai montré que la faute était dans son camp.


Les fils RSS étaient une mauvaise idée. Ils ont fait perdre beaucoup de temps à la décentralisation, car il faut les mettre en cache pour ne pas saturer les serveurs trop souvent pingués (apparition de services de cache centralisés) et ils forcent les newsreaders à surveiller tous les flux en continu (apparition d’intégrateurs centralisés). On aboutit donc à un résultat inverse à celui escompté, même si théoriquement le système peut fonctionner en décentralisation totale. Dans la pratique, il s’est produit le contraire (comme avec le communisme).

D’eux même, mes lecteurs ont trouvé la parade : ils s’abonnent à ma newsletter. Les articles passent de mail en mail. Pas besoin de cache, de ping. Il aurait suffi que les newsreaders soient des plugins de nos messageries et le tour était joué. Le RSS est mort parce qu’il n’avait dès le départ pas d’avenir. Parce qu’une meilleure technologie existait déjà. Le mail n’a pas fini de nous surprendre.

Jeudi 13, Balaruc

Un bon vent du sud, quelques gouttes de pluie, et le préfet a fermé les écoles du département, sous prétexte d’une alerte rouge. Nous entrons dans une époque de sécurité maximale, quitte à nous empêcher de vivre.

Je compte tout de même trois bateaux échoués, dont celui qui nous nargue tous les étés devant nos fenêtres. Il est en train de se fracasser sur les rochers.

Vendredi 14, Balaruc

Comme les écoles sont fermées, nous allons body-surfer. C’est une bonne idée cette mesure sécuritaire par temps de grand vent.

Eaux vertes
Eaux vertes

Dimanche 16, Balaruc

Après la tempête
Après la tempête

Mercredi 19, Balaruc

Hier, je découvre une liste de romans indispensables. J’ignore tout de l’un deux. J’ai pas lu deux pages que je découvre que je l’ai déjà lu, il y a deux ou trois ans (c’est bien plus grave qu’avec Les monades urbaines lu pour la première fois il y a plus de trente ans). Non, je ne suis pas encore en train de perdre la mémoire. Quand je lis sur Kindle, je n’ai pas les livres en main, je ne mémorise ni leur couverture ni leur titre, parfois même pas leur auteur. Je crois que nous perdons ainsi quelque chose de précieux propre à l’objet livre.


La bonne nouvelle du jour : il devient possible de convertir du CO2 en éthanol à partir d’une source électrique. N’importe quel désert équipé de panneaux solaires pourra fabriquer du combustible, et tous les équilibres géopolitiques reposant sur le pétrole vont s’écrouler. Je pourrais même fabriquer mon propre éthanol dans mon jardin !

Jeudi 20, La Ciotat

Vision choquante en arrivant. Une maman pointe un pistolet en plastique d’un réalisme saisissant vers la tête de son fils de quatre ou cinq ans et fait « Bang, bang, bang. »

Avant mon intervention prévue pour le soir à la médiathèque municipale, je me traîne sous un doux soleil. Le bouclage de la V3 de Résistants me laisse exsangue.

La Ciotat
La Ciotat

Jeudi 27, Maillardou

Hier, je commence l’envoie de la V3 de Résistants à des lecteurs test, afin d’avoir leur appréciation d’ensemble. Avec Lilas, nous voulons améliorer le texte autant que possible, pour faire en sorte que son message porte. Une première lectrice répond aussitôt. Elle n’aime pas, mais, plutôt de nous dire pourquoi, elle s’enferre dans des justifications de détails criant à l’illogisme, c’est bien connu je suis nul en logique, à des erreurs, c’est bien connu je ne vérifie pas ce que j’écris, à l’invraisemblance médicale, alors que le texte à déjà été validé par des dizaines de médecins. Ces retours presque malveillants, qui en fait disent tout le mal-être de la lectrice, sont comme du vomi déversé sur moi.

Isa, philosophe, en revient à son ancien métier de marketeuse : « Quand on demande à douze personnes ce qu’ils pensent d’un produit, une seule en dit du bien. C’est pour ça qu’on paye pour faire de la pub, pour faire changer d’avis la majorité. »


L’ami qui m’a déjà accusé d’avoir un RSS défectueux m’accuse maintenant d’être prisonnier des silos, des structures pyramidales. Comment dire ? Le 100 % horizontal est impossible, déjà parce que nos machines ne sont pas libres, pas plus que des milliers de choses nécessaires à nos vies. D’autre part, une guerre ne se gagne jamais sur un seul front. Quand je propose de couper l’herbe sous les pieds des éditeurs en distribuant moins cher qu’eux les textes du domaine public, je m’attaque bel et bien aux structures pyramidales, même si cette attaque passe par une pyramide, Amazon.

Jeudi 27, Monflanquin

Montflanquin
Montflanquin

La journée hésite, immobile, jaune intense dans les feuillages des châtaigniers embrumés. Je voudrais être plus disponible pour rêver, pour regarder, et des pensées désagréables me chiffonnent l’esprit.

J’ai rarement autant eu l’impression d’être un auteur raté. Quelle idée de m’être lancé le défi de publier un roman populaire. Je me heurte à mon incompétence. Si je pouvais être populaire, je l’aurais été depuis longtemps. Je me suis lancé dans ce projet pour porter le plus loin possible le problème de la résistance bactérienne. Pour la bonne cause, ça n’y change rien.

Je connais beaucoup d’auteurs ratés, qui ne réussissent même pas à publier, qui accusent le système de leur échec. Je n’ai plus ce privilège, même Résistants sera publié, même traduit en anglais. Tout cela ne sert à rien si l’année prochaine les lecteurs ne suivent pas.

Je suis un auteur raté de niveau 2, publié, traduit, néanmoins peu lu en fin de compte. Je n’ai toujours pas le droit au titre de contemporain. Je n’existe pas. Je devrais m’en ficher, mais je n’y arrive pas. Alors tentation de me réfugier dans les tréfonds de mon blog et m’y illusionner de ma toute-puissance de créateur.

J’ai à mes pieds un cimetière de tombes grises, avec un cèdre géant, plus que centenaire. L’urgence me terrasse.

Je viens de remplir un dossier pour une bourse d’écriture numérique dans ma région. Il serait légitime qu’on me la propose. Dans ce coin de France, j’ai été le premier, j’ai fait plus que tout autre, mais je sens les rouages du favoritisme à l’œuvre. Je ne devrais pas répondre, je devrais passer mon chemin, faire par moi-même comme toujours, et pourtant il reste ce besoin des autres, de faire avec eux, pour eux. Je ne suis pas un ermite même si j’y ressemble.

La brume se lève peu à peu. Elle dresse des montagnes à l’horizon en ce pays de collines douces rayées de champs et pommelées de bois. Je ne devrais conserver que cette phrase, parce qu’elle résume l’état d’esprit de cette journée.

Dans le cimetière, les allées-venues des porteurs de crisentèmes. Même la mort est business. Depuis, le décès de mon père, je pense à lui tous les jours, bien plus que quand il était vivant. C’est peut-être par un devoir de l’immortaliser par la pensée. Mais aller au cimetière avec des fleurs, non.

Je n’ai pas encore la sagesse de ne pas publier, de me taire, de refuser le jeu du système que je dénonce. Je suis pourtant un des rares privilégiés à pouvoir m’offrir ce luxe. Qu’on me donne ou non une bourse, ça ne changera rien à ma vie matérielle, alors que d’autres écrivains en ont désespérément besoin pour vivre. Reste que je suis orgueilleux. Que la reconnaissance des institutions ne vaut pas celle de lecteurs mais qu’elle vaut mieux que rien.

Je ne suis pas autosuffisant spirituellement. Créer, c’est participer à un flux. C’est voir pour les autres, pour que leur regard s’éclaire, que nous partagions une expérience, ici et maintenant et non pas quand je serai dans une tombe.

Le soleil de midi ronge la brume, dont il ne subsiste que des volutes en perdition. Ce spectacle pourrait être silencieux si les voitures ne tonnaient pas sur la route de Villeréal.

En VTT avec les enfants
En VTT avec les enfants

Vendredi 28, Maillardou

Le jour se lève
Le jour se lève

J’entends : « L’édition tradi est ringarde, la littérature contemporaine se passe sur le Web. » Mais que font la plupart des auteurs sur le Web à part de l’homothétique ? Combien s’abandonnent à la puissance du send ? Combien jouent de sa temporalité propre ? Peu. La plupart ne l’utilisent que comme un espace de publication sans en traquer les particularités, qui, une fois injectées dans notre littérature, font qu’elle est de notre temps et de nul autre avant lui. Même Résistants sera plus Web que la plupart des choses revendiquées comme numériques. Je ne me vante même pas.

Ces idées me traversent par vagues nauséeuses en même temps que je complète le dossier pour la bourse numérique Occitanie. Ici et là, toutes ces bourses numériques ont presque toujours été distribuées à des auteurs qui n’ont utilisé que les gadgets numériques. Je te mets trois liens, et ça fait numérique. J’ajoute des vidéos et du son, un peu de 3D, et ça trompe son monde, tout en faisant mourir de rire les créateurs de jeux vidéo, déjà à des années-lumière de toutes ces pingreries.

Qui a entendu parler d’une œuvre de littérature numérique importante crée à l’aide d’une telle bourse ? Rien que dans ma région, je vois des gens invités à animer des ateliers numériques, des gens que je n’ai jamais croisés en ligne, des gens qui hantent les couloirs des administrations et non ceux du Web. C’est juste écœurant. Ça a toujours été ainsi. Je devrais me réjouir, car désormais on peut court-circuiter toutes ces mondanités, mais quand je les vois réinventées en ligne, ça me fait flipper.

En foret
En foret

Samedi 29, Montaut

En route vers chez des cousins en fin d’après-midi, nous traversons le village en direction de Bournel, puis plongeons dans l’ambre grandiose de l’automne. Perpendiculairement à la route s’échappent des alignements de noisetiers aux feuillages jaunissants enluminés par le soleil, avec à leurs pieds des couvertures citronnées linéairement découpées par des bandes de pelouses. Aucun alliage précieux ne peut rivaliser avec cette extraordinaire épiphanie que nous offrent les feuilles avant de s’émietter. L’or le plus rutilant pas plus que les flammes d’un brasier ne surpassent ces teintes mordorées.

Dimanche 30, Maillardou

On me dit « Les voitures autonomes, c’est pas avant cinquante ans. » Une heure après, je découvre que des camions autonomes sont déjà en service. Le refus du changement est la chose que je m’explique le moins. Si nous vivions dans un monde immobile, nous n’aurions pas les magnifiques couleurs d’automne qui clôturent l’été.


Parfois la vie est simplement merveilleuse. Un bistrot dans un village, une église derrière nous, adossée à un cimetière. Des huîtres sur la table et de la charcuterie (bien que je ne mange rien de tout ça). Les enfants qui courent autour de nous. Même pas besoin de discuter. Nous sommes bien.

Montagnac sur Lède
Montagnac sur Lède

Lundi 31, Balaruc

Pour le moment, une majorité de retours positifs sur la V3 de Résistants, mais certains lecteurs laissent tomber parce qu’ils n’apprécient pas le côté girly du texte (dans ce roman, je dévoile ma face fleur bleue).