La nature comme réseau social

Ciel bas à mon arrivée à Vienne, pluie, impression d’entrer dans Londres, sauf que les façades sont plus ostentatoires. Le souvenir de cette architecture me revient : hauts immeubles avec grandes fenêtres monotonement répétées sur quatre ou cinq étages. Murs grisâtre, jaunâtres, blanchâtre. Une ville acariâtre. Prenez le Trocadéro. Répétez-le à l’infini.

Je m’en vais au hasard vers le centre, sans objectif. J’achète un sandwich, puis des bananes, puis un hot dog, puis un roulé à la cannelle. J’ai la nausée. Depuis des semaines, je surveille mon alimentation. J’ai abandonné tout contrôle en déboulant dans cette ville qui déborde de victuailles.

Les capitales produisent souvent cet effet sur moi, voilà pourquoi je suis de moins en moins curieux d’elles. Elles enchaînent toutes les mêmes enseignes et c’est uniquement dans la boustifaille qu’elles diffèrent, si je ferme les yeux sur les innombrables McDo et Starbucks. Alors, il faut manger, sous peine de passer à côté de ce qu’elles ont en propre.

Ma promenade m’amène au Café central. Un endroit célèbre, même sur Google Map. Une effigie de Peter Altenberg m’accueille. Ce poète dont j’ignore tout a passé sa vie dans cette salle voûtée à la manière des mosquées andalouses.

Je profite de cette pause pour lire les commentaires publiés suite à mon billet écrit ce matin pendant l’escale à Charles de Gaulle. On me dit que Proust a déjà répondu à ma critique en montrant qu’il pouvait être aussi le romancier des impressions premières. Oui, c’est le Proust que j’aime, celui qui nous emporte dans ses épopées esthétiques et sensuelles.

À la fin de la recherche, il écrit d’ailleurs :

Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix.

Mais je ne lui reproche pas de théoriser. Selon moi, le roman est le lieu de tout le littéraire. Seulement, Proust dégage une philosophie qui ne m’intéresse plus. Je la vénérais quand j’étais jeune et exalté, c’est une pensée néo-romantique percluse de platonisme.

Ma route m’a fait prendre mes distances avec ce courant. Les pires dictateurs s’en revendiquent. Elle justifie un monde au-dessus du monde, une société de castes. Proust est grand quand il tourne le dos à tout cela, quand il tourne le dos aux salons pour aller dans la nature ou la solitude de la rêverie. Mais revenir à cette philosophie, c’est retourner chez les Guermantes, c’est s’embourgeoiser à nouveau, c’est en contradiction avec tout l’édifice de la recherche, une initiation à une littérature libérée des idéaux.

Ce matin j’ai trouvé cette grande chose plutôt vacillante. Remplie de contradictions. Comme voulant unir les pensées de toute une vie, celles d’un vieil écrivain qui ne peut plus être d’accord avec celui qu’il était.

Proust n’a pas souhaité, me semble-t-il, introduire cette hésitation. On a un jeune attiré par les mondanités. Il les fuit dès qu’il découvre le sujet de son œuvre et se met au travail. Cette fuite est intéressante, c’est un renoncement aux mondanités, mais pour se tourner vers un art idéalisé, soit une mondanité esthétique. Sorte de voyage initiatique qui ramène à son point de départ, comme la plupart des voyages initiatiques. On passe de la société de classe à l’art hiérarchisé.

Quoi qu’il en soit je continue d’aimer la phrase proustienne, sa musique, ses serpentins et mise en abîme. Je l’aime comme un mur que je dois éviter. J’ai tant appris à le connaître que je pourrais en retrouver les couleurs et les glisser entre les miennes et donner l’illusion que j’ai du style, un style identifiable, du fait qu’il appartient à un autre auquel les critiques ont pris goût, et qui, devinant chez moi les saveurs si particulières de cette alchimie, pourraient se laisser attendrir, mais non, je coupe, je hache, je cisaille, je saute à autre chose parce que ma pensée a une inconstance non proustienne.

Les chaises du café central meurtrissent mes fesses. Hier, j’étais dans mon jardin, au soleil, sous le bleu du Midi, à ramasser les feuilles mortes entassées sous les haies. Opération indispensable avant que les camphriers ne changent leur plumage. Ils font ça au printemps. Avec un petit goût d’automne. Ils mêlent le cuivre et le vert pétillant.

Là, je suis plongé dans le gris hivernal de l’Europe centrale. Un continent étranger pour moi, si loin de la mer. Je sirote un thé vert dans l’espoir de dissoudre l’infâme bouillie qui mitonne dans mon estomac. En face de moi, la vitrine aux desserts. De belles crèmes vanille dont la moindre cuillérée me condamnerait à des heures de torture.

Désormais, j’évite le lactose, le gluten, le fructose… Ces maudites molécules ne se digèrent pas dans l’estomac, mais filent directement dans l’intestin où elles dansent la samba. De fait, le tourisme citadin me devient une torture. Mes yeux me dictent des désirs qui s’ils étaient sexuels me transformeraient en violeur.


La ville s’anime sur sa bordure. Sur le Ring. Avenue majestueuse où filent les trams rouges et blancs entre les troncs noirs des arbres comme morts.

Sur cette frange, je trouve la couleur, même un rayon de soleil entre les coups de la bise neigeuse, aussi les Viennois, pressés, actifs, loin du centre touristique et prévisible.

Je me réveille à la vue de l’herbe dans les pelouses. Le végétal me dote d’une force dont la pierre seule me prive. Et puis ces trams sont mon enfance. Je pense à Tintin. Aux trains électriques à l’échelle HO. Couleurs simples et tranchées, que la neige doit exalter.

Autant le cœur de la ville était quasi désert, autant là les voitures et les cyclistes se pressent, mais les piétons restent rares, comme si la nuit allait s’abattre trop glaciale pour être supportable.


Après le coucher de soleil, je me réfugie dans un nouveau café, le bien nommé Mozart. J’ai mené cette vie de touriste citadin durant quinze ans à Paris et à Londres. Écrire. Marcher. Rêver dans un café ou allongé dans un parc. Faire une expo, lire, éventuellement retrouver des amis le soir venu.

Aujourd’hui, je préfère la nature. Je m’y sens moins seul, c’est un paradoxe parce que je n’y croise presque personne. Dans les refuges de montagne, nous nous parlons, pour partager le chemin parcouru et celui à parcourir. Dans les villes, nous sommes des îles.

La nature ressemble à un réseau social. On s’adresse la parole tout naturellement. « Dans la nature tout naturellement. » La répétition est volontaire. Dehors, hors des artères bétonnées, même les relations humaines retrouvent de la spontanéité, comme les formes.

Le chemin de randonnée nous réunit, il nous donne un but commun, une raison de partager. La ville ouvre tant de possibilités que parler à des inconnus entraîne des préambules laborieux. Le risque est grand de n’avoir rien à se dire. Alors nous ne courons le plus souvent aucun risque.

Que pourrais-je dire à mes deux voisines qui s’enfilent de magnifiques gâteaux à la crème accompagnés de chocolats chauds également nappés de crème ? « C’est votre dîner ? » Elles ont englouti ça à une vitesse stupéfiante, sans s’arrêter de parler.

Tram sur le Ring.
Tram sur le Ring.