La liseuse, l’outil néomarxiste

Je lis sur ma liseuse l’article d’un blogueur qui dénonce le livre numérique, oubliant que tout texte publié en numérique devient part d’un vaste livre numérique.

Blogueur qui en dénonçant participe donc, qu’il le veuille ou non, à la chose dénoncée. C’est une vieille habitude, déjà relevée au début de l’imprimerie (et même bien avant par les Grecs qui écrivaient pour dénoncer l’écriture).

En fait, c’est la notion de livre qui n’a plus guère de sens dans le flot de nos lectures. Pour ce qui est de la forme, du confort, le numérique n’a jamais été aussi proche du livre, tout en le surpassant sur une multitude de points (partage des annotations, légèreté, interactivité, adaptabilité…).

Et notre blogueur, qui s’alarme du manque de vitalité de la vie littéraire, mais rien de plus normal s’il la cherche hors du numérique, aboutit à une conclusion à mon sens erronée : « La liseuse est un objet capitaliste dans toute son horreur et son habileté perverse. »

Que les entreprises qui produisent des liseuses soient capitalistes, perverses et tout ce qu’on voudra, je n’en doute pas (auxquelles il faut sur ce plan ranger les grands groupes éditoriaux traditionnels – le papier ou le numérique devenant à ce sujet hors de débat). Mais il ne faut pas croire ces entreprises plus malines qu’elles ne le sont. Surtout, il ne faut pas renoncer à leurs innovations sous prétexte de s’opposer à elles.

Les liseuses, fruits du capitalisme, nous amènent à le dépasser, en tout cas bien plus que n’importe quel livre papier. Parce que…

  1. On retrouve sur liseuses toutes les critiques et toutes les œuvres sans la moindre censure éditoriale, sinon celle que les auteurs s’imposent à eux-mêmes. On peut donc y lire ce qu’il est impossible de lire ailleurs.

  2. La liberté de publication implique la liberté de création, l’opposition des styles et des points de vue, condition nécessaire au débat littéraire devenu impossible dans le monde de l’édition étranglée par l’exigence de la rentabilité.

  3. La liseuse permet aux auteurs de se réapproprier l’outil de production, jusque-là aux mains des entreprises éditoriales. Ou tout au moins de transférer cet outil aux lecteurs qui, dès lors qu’ils possèdent une liseuse, deviennent propriétaire de leur propre imprimerie.

  4. La liseuse autorise la diffusion directe, le lien direct entre auteur ou éditeur et lecteur. D’un strict point de vue marchand, elle court-circuite la distribution, élément sans aucun doute le plus hautement capitaliste de l’ancienne chaîne du livre (celui qui fait que le livre, numérique ou papier, reste coûteux). Ce court-circuit n’est pas automatique, mais c’est une possibilité introduite à grande échelle dont nous pouvons nous saisir (et dont nous nous saisissons en bloquant par exemple).

  5. Savoir revivre
    Savoir revivre
  6. La liseuse n’est pas un objet, mais une fonction logicielle d’une multitude d’objets du moment qu’ils disposent d’un écran (et même pas nécessairement puisque les textes peuvent être lus). Tout devient liseuse. Le texte est désormais partout. On n’a peut-être jamais autant lu dans le métro.

  7. La dématérialisation du livre implique sa profusion, son amoncellement. Mes revenus n’en limitent plus l’étendue (je ne lirai jamais tout le domaine public), ni tous les livres que mes amis ou les bibliothèques ou les libraires peuvent me prêter. Je récupère ce qu’on me donne, ce que je trouve, puis je me promène entre les couvertures qui jaillissent à l’improviste et provoquent des envies surprenantes. Par sa vastitude, l’espace mémoire nous réserve au moins autant de surprises que les méandres d’un grenier poussiéreux (j’aime les deux).

  8. La dématérialisation rend invisible la bibliothèque. Elle n’est plus l’attribut ostentatoire, dont la taille augmente avec les revenus, comme pour assurer un standing, quitte à acheter des livres au kilo (et je dis ça d’autant plus sereinement que je dispose d’une vaste bibliothèque). Désormais pour parler d’un livre, il vaut mieux le lire. On ne peut plus frimer en le laissant traîner sur la table du salon.

  9. Reste la question épineuse du libraire. S’ils ne veulent pas vivre avec les liseuses, ils disparaîtront. Mais rien ne les empêche de se réinventer, de devenir prescripteurs de lectures plutôt que pousseurs de cartons. Avec le numérique les gens ne se rencontrent pas moins, c’est même plutôt le contraire qui se produit. Nous avons besoin de lieux. Les librairies peuvent en être.

J’insiste, le web devient livre, le livre web. Quand j’envoie une série d’articles sur mon Kindle, je les enchaîne comme si je lisais un recueil. Des applications comme Feedly procurent la même sensation. Les textes sont retournés sur eux-mêmes, malaxés, recontextualisés, mêlés à d’autres. Nous avons plongé dans un grand livre dont nous organisons sans cesse le devenir.

Aeon Magazine résume cette évolution. La mise en page nous éloigne du modèle presse qui a prévalu très vite dans l’histoire du web et nous approche de celle du livre. Tout au moins d’une mise en évidence du texte et du seul texte, les autres éléments étant repoussés en dessus ou en dessous.

Les liseuses et tablettes dictent cette évolution. Nous ne lisons plus sur écran, assis à notre bureau, mais dans nos lis, nos fauteuils, allongés sur la plage, debout dans le métro… Place aux textes.

aeon
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PS : Nécessité pour moi de simplifier encore le design de mon blog, avec Aeon pour guide.