Notre monde va mal à cause de la surconsommation. Est-elle une fatalité ? Non. Les Aborigènes ont toujours cherché à prendre le moins possible à la terre pour avoir à lui rendre le moins possible (je détaille dans mon prochain livre). Ils faisaient déjà du développement durable à leur façon. Tout cela juste pour dire que le consumérisme n’est pas encodé en nous mais qu’il est un fait culturel, donc qu’il est possible de le dépasser sans triturer notre ADN.

René Girard, dont je vais finir par devenir un expert grâce aux piqures de rappel de 000, a réfléchi sur le désir mimétique, ce désir d’imiter l’autre. Est-ce un désir ? C’est surtout une nécessité (en partie inscrire dans notre cerveau). Tout être complexe ne peut naître achevé. Il doit apprendre, l’imitation est une très bonne technique d’apprentissage qu’a su découvrir l’évolution. On la retrouve chez certains singes, certains oiseaux, les dauphins… et chez nous bien sûr.

Nos enfants apprennent par imitation et cette habitude à coup sûr ne disparaît pas avec l’âge adulte. Nous voulons avoir la même voiture, partir en vacances sur la même île, avoir le même appartement, la même maison secondaire… Ainsi nous surconsommons. Si un trait nocif se développe, il risque d’emporter l’espèce dans un engrenage infernal. Nous y sommes.

Pourquoi les Aborigènes ne tombèrent pas dans ce piège ? Ils étaient des nomades, le nomade ne possède que ce qu’il peut transporter. Le désir mimétique ne pouvait donc pas s’exercer sur les biens matériels. J’en tire la conclusion que le nomadisme est une solution possible à nos maux. Je pense bien sûr au nomadisme dans le Flux, un nomadisme dans l’espace informationnel et culturel, celui déjà exploré par les Aborigènes.

Ils avaient pour seule réelle possession la chanson qui décrivait leur chemin migratoire sur le territoire. La chanson était en quelque sorte leur droit de propriété. Notez que plusieurs chansons pouvaient se croiser et traverser le même espace. Ils avaient couvert l’Australie d’un réseau de songlines.

Le désir mimétique les travaillait comme il travaille tous les hommes. Il les poussait à étendre leur chanson, à lui ajouter des couplets pour étendre leur territoire imaginaire. Cette surconsommation ne faisait qu’élargir leur culture sans nuire à la terre.

Nous n’avons guère d’autres choix que de les imiter. Mais comment réussir à transférer notre désir mimétique ? Je vois deux solutions qui se complètent.

L’individuation

Si chaque individu se comporte différemment des autres, le désir mimétique se trouve dans l’embarras. Si je n’ai qu’un voisin qui achète une voiture, vais-je l’imiter ? D’autant plus si chacun de mes autres voisins choisissent des solutions différentes, les uns travaillant à la maison, les autres partant en vélo, à pied ou en transport en commun. La multiplicité des modèles nous force à choisir, nous ne pouvons plus imiter sans réfléchir.

Nous n’en sommes pas là (le capitalisme n’a eu d’autres fins que de chercher à nous cloner les uns les autres). Pourquoi est-ce que ça changerait ? Dans mon livre, je montre que nous nous individualisons de plus en plus en même temps que le monde se complexifie (et donc se fluidifie) et que nous coopérons de mieux en mieux. Je ne vais pas refaire ici la démonstration mais elle a pour moi le mérite de renvoyer dans les cordes ceux qui fustigent l’individualisme et qui en font un des responsables des maux de notre monde.

Plus nous nous individualisons, plus nous nous différencions les uns des autres, plus nous échappons au désir mimétique.

La dématérialisation

Le nomade est celui qui se déplace. Un individu affirmé est celui qui n’est pas enfermé dans une case, il se déplace sans cesse dans la structure sociale. C’est une forme de nomadisme. Il ne porte pas avec lui les attributs matériels d’une classe en particulier. Il avance avec légèreté.

Mais pourquoi, comme les Aborigènes, préférerions-nous soudain la dimension culturelle et imaginaire à la dimension matérielle ? Tout simplement parce que nous maximisons notre individuation grâce à la fluidification du monde, fluidification qui se joue essentiellement dans l’immatériel. C’est en vivant de plus en plus dans le Flux que nous nous individualisons, c’est ainsi que nous ressemblons de plus en plus aux Aborigènes… et que s’effectue un glissement du désir mimétique… dans un champ où son déploiement n’a pas de conséquences néfastes, où au contraire il peut stimuler la création, vouloir maximiser son individuation impliquant de créer des œuvres originales.

Le mal associé par Girard au désir mimétique apparaît quand un individu s’empare d’un objet et qu’un autre veut l’imiter. Si cet objet est unique, ça crée de la violence. Si l’objet peut être dupliqué, ça crée de la surconsommation. Dans le monde immatériel de la culture numérique, les objets étant infiniment copiables le désir mimétique est source de moins de maux.

Il est intéressant de remarquer que les Aborigènes n’ont jamais connu la guerre. Ils se battaient, se querellaient, s’entretuaient… mais jamais à grande échelle comme les sédentaires. Moins une société repose sur le matérialisme, plus elle a de chance d’être pacifiste.

Notes

  1. Ce billet résume la partie centrale de mon prochain livre qui s’étend sur 60 pages en gros et qui est consacrée à l’homme (en quoi l’information liquide le transforme). Ce n’est qu’après que je m’attaque à la société, en quoi cet homme transformé la transforme (car si l’homme ne change pas la société ne changera pas).

  2. J’avoue que je ne connais pour ainsi dire pas René Girard dont je n’ai lu qu’un livre il y a vingt ans (et qui a beaucoup influencé mon écriture – Croisade est la théorie appliquée du mensonge romanesque).

  3. Si Girard a réellement expliqué qu’« on ne peut pas dépasser le désir mimétique, et on ne doit pas chercher à le faire, car il est ce qui nous distingue de l’animal. », je ne peux pas être d’accord. Les organismes les plus primitifs n’imitent pas parce qu’ils sont la copie identique les uns des autres. On ne peut imiter que si on nait différent. Pour moi, la vie commence avec le mimétisme absolu (pas besoin de neurones miroirs - très bon papier conseillé par 000). Au fil de l’évolution, quand les individus d’une même espèce apprennent à réagir différemment, ils peuvent commencer à créer des sociétés. Toutes les sociétés animales observées passent par une différenciation des individus. Nous avançons de plus en plus loin sur cette voie. La diversification des individus s’oppose au désir mimétique (c’est la structure sociale qui s’y oppose).