Denis Failly a publié un intéressant interview de Ray Kurzweil. J’ai parlé du futurologue dans Le peuple des connecteurs, je me suis même appuyé sur ses idées pour défendre les miennes. Maintenant que je travaille à la seconde édition de mon livre, j’arrive à une contradiction flagrante. 1. Je suppose que l’avenir est imprévisible à cause de la complexité de notre monde et que l’imprévisibilité grandissante accroît d’autant la complexité. J’admets tout au plus l’existence de poches de prévisibilités à court terme. 2. Kurzweil trace des courbes, les prolonge, parle du prochain quart de siècle comme s’il était écrit dans le marbre, sa vision ne se brouillant qu’à l’approche de la singularité, qu’il estime pour 2045, date à partir de laquelle les machines deviendront si intelligentes que toute anticipation devient illusoire.

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Mon goût pour le transhumanisme m’incite à accepter les prévisions de Kurzweil, mais elles restent une potentialité, nous n’avons pas à leur prêter attention. L’avenir sera autre à coup sûr. La moindre petite débâcle climatique suffirait à mettre à terre les rêves de Kurzweil et pourquoi pas nous plonger dans un nouvel âge noir, repoussant bien loin l’avenir radieux annoncé.

Predicting specific projects is indeed not feasible, admet Kurzweil. But the result of the overall complex, chaotic evolutionary process of technological progress is predictable.

Kurzweil entre ainsi en terrain mouvant. Pour quelle raison serions-nous capables de prévoir l’avenir global d’un système si nous sommes incapables de prévoir l’avenir de ses parties ?

Kurzweil s’en réfère à la thermodynamique : nous sommes capables de prévoir l’avenir d’un gaz sans savoir prévoir la trajectoire de chacun des atomes qui le composent. Kurzweil suppose donc que, pris ensemble, les hommes peuvent être assimilés à des atomes. À ma connaissance, il n’argumente pas cette hypothèse mais Mark Buchanan le fait pour lui dans The Social Atom.

Dans son livre, Buchanan montre que nous sommes en train de découvrir des patterns auxquels nous obéissons. Dans les villes, des quartiers se forment que nous le voulions ou non, chacun avec ses spécificités. Même quand les gens ne sont pas racistes, ils ont tendance à se regrouper par communauté.

Dans les simulations, en affectant des stratégies variées aux agents autonomes, donc en variant les atomes, on arrive à reproduire des patterns qui existent dans nos sociétés, preuve sans doute que nous commençons à saisir la logique de ces patterns.

Lorsque les oiseaux volent en flotte, ils dessinent des formations en V ou W. D’une certaine façon, nous ferions la même chose, obéissant à une physique sociale. Tout en étant des individus libres, en tant que groupe, de par nos interactions, nous nous auto-organiserions en structures prévisibles.

Mais prévoir l’émergence d’une structure, d’un pattern, ne dit pas qu’elle sera son incarnation effective. Nous découvrons des règles qui semblent toujours valides mais nous ne savons pas prévoir comment elles se combineront pour mener au lendemain. C’est un peu comme si nous démontrions qu’un algorithme génère un nombre entier. Savoir que le nombre est entier nous apprend beaucoup de choses sur lui mais ne nous dit pas quelle est sa valeur. Si on vous dit que vous venez de gagner au loto un nombre entier d’euros, ne vous réjouissez pas trop vite. Vous pouvez encaisser zéro, un, dix aussi bien que 10 millions.

Les courbes exponentielles mises en évidence par Kurzweil sont-elles la signature d’un pattern ? Sommes-nous entraînés, quoi qu’il arrive, sur des courbes évolutives exponentielles ? Kurzweil n’en fait pas la démonstration (sinon à l’aide d’un raisonnement inductif peu valide). Pour cela, il faudrait produire une simulation qui montre que des agents autonomes doivent nécessairement s’engager sur une évolution exponentielle.

Même si c’était le cas, rien n’empêcherait cette évolution de connaître des cassures momentanées, donc nous mettre en situation d’imprévisibilité. Et, si nous suivons effectivement cette courbe, nous ne pouvons pas savoir quelles technologies nous permettront de tenir la cadence. Kurzweil s’avance en pariant sur les technologies naissant actuellement alors que peut-être une nouvelle technologie encore inconnue nous maintiendra sur la courbe.

Par ailleurs, si la réduction des individus à des atomes sociaux nous aide à comprendre certains aspects de nos sociétés, elle ne nous aide pas, pour le moment en tous cas, à les prévoir, sinon dans des cas simples, donc exceptionnels.

Ce n’est pas parce que la courbe de Kurzweil se vérifie jusqu’à aujourd’hui qu’elle sera vraie demain (raisonnement inductif). N’oublions pas que nous avons le don de tracer les courbes qui nous conviennent, écartant les valeurs qui pourraient nous déranger. Je ne dis pas que Kurzweil triche mais, comme il ne justifie pas le fond de sa théorie, j’ai tendance à le considérer comme un prophète sympathique.

Ni plus ni moins, Kurzweil cherche à nous prouver que le futur dont il rêve adviendra. Je rêve aussi de ce futur, de nombreux auteurs de SF l’ont rêvé, les connecteurs le rêvent... Kurzweil n’effectue aucune prévision extraordinaire c’est ce qui me dérange. Rien dans ce qu’il nous annonce n’est surprenant et je ne peux croire que tel sera l’avenir. Plutôt que de nous en préoccuper, nous devons plutôt le construire au jour le jour.

Un Kurzweil des années 1960, avec les mêmes arguments, nous aurait projetés dans l’espace et jamais il n’aurait imaginé internet... sinon il l’aurait alors inventé. L’inimaginable fait l’avenir.

Pour résumer.

  1. Nous savons prévoir l’avenir des systèmes simples. Demain il fera jour.
  2. Nous savons prévoir l’avenir des systèmes réductibles statistiquement. Nous savons prévoir l’évolution d’un gaz (en tous cas quand il est dans un système fermé).
  3. Dans les systèmes complexes, il existe des poches de prévisibilité, notamment quand les agents autonomes ne sont pas trop actifs. Par exemple, pour de courtes périodes, par intermittence, un cours boursier peut suivre un pattern identifié. Nous n’avons néanmoins jamais l’assurance que le pattern perdurera car s’il est repéré par de nombreux agents il sera cassé.
  4. Les systèmes complexes peuvent s’auto-organiser de manière robuste et former des systèmes qui perdurent. Une ville par exemple. Nous pouvons prévoir que demain la France sera toujours en démocratie. Dans ces situations, la meilleure anticipation du lendemain est de dire qu’il sera identique à la veille.
  5. Les autres systèmes complexes, justement parce qu’ils sont trop complexes, sont imprévisibles. Cette imprévisibilité émerge, elle n’est pas due à notre ignorance. Nous savons la faire émerger dans nos simulations. Ainsi personne n’est capable de nous dire quelle sera la température moyenne sur terre en 2020. Les scientifiques nous donnent des fourchettes avec des variations énormes. Personne ne sait prévoir le taux de croissance (alors même qu’il ne varie pas de façon faramineuse d’une année sur l’autre). Aucun politicien n’est capable d’anticiper les conséquences de ses mesures.
  6. Bien sûr certaines choses qui nous paraissent imprévisibles aujourd’hui pourront être prédites dans l’avenir. Nous pourrons améliorer nos estimations météos par exemple. Mais quels que soient nos progrès, les progrès de nos calculateurs, l’avenir de la plupart des systèmes complexes restera mystérieux. Il le restera d’autant plus que nous complexifions de plus en plus le monde en multipliant les interactions entre les agents autonomes.